1.4.6 La question des ciseaux

La fonction des ciseaux en tant que type d’outil est liée au travail fin du bois. En particulier, le creusement de mortaise pour les manches de hache apparaît comme une fonction importante. La question est de savoir quel type d’objet peut être utilisé pour cette fonction, dans la mesure où il n’y a pas forcément équivalence entre tous les objets dénommés «ciseaux» sur la base de leur forme, qu’ils soient en os ou en pierre polie, et les fonctions de ciseau. En effet, l’étude du type morphologique «ciseau» permet de montrer, pour ceux réalisés en pierre polie, qu’ils ne présentent guère de différence de façonnage avec les autres lames polies (cf. p. 208-210 et fig. 31). De plus, la variabilité des dimensions et des proportions implique de probables différences fonctionnelles (fig. 31 ; ex. pl. 148 à 150). A l’inverse, pour les ciseaux en os, il est démontré que certains d’entre eux, en particulier les plus larges et plats (les biseaux) sont en fait des lames destinées à armer des herminettes à manche coudé (Winiger 1981 ; Voruz 1984).

Il est donc utile de tenter de préciser le fonctionnement du type morphologique «ciseau». Nous avons vu que ces objets ont des sommets le plus souvent bien façonnés, bouchardés et aplatis (cf. p. 208-210 et fig. 31). Ils ont donc pu être utilisés directement comme pièce intermédiaire entre la matière à creuser et le percuteur. Les traces d’impact laissées par ce dernier peuvent être indiscernables sans étude fine s’il s’agit d’un maillet en bois, par exemple. Mais les ciseaux peuvent être insérés dans un manche en bois de cerf ; dans ce cas, les traces d’impact se forment sur le bois de cerf et n’apparaissent pas sur la lame polie. La fréquence des lustres sur les corps des «ciseaux» est bien moindre que pour l’ensemble des lames polies : cinq pièces sur 105 en présentent, soit 4,8 % contre 10 % pour l’ensemble des lames polies. Mais ce fait peut être interprété dans deux directions opposées : soit les «ciseaux» sont effectivement moins souvent emmanchés que les autres lames polies, soit leur usage ne conduit pas à la formation de lustre. La seconde hypothèse implique que le fonctionnement de l’outil ne soit pas celui d’une lame de hache ou de herminette, qui générerait des lustres ; au contraire, le principe d’un manche tenu à la main peut conduire à des mouvements moindres dans l’emmanchement et donc à une absence de lustre. La relative rareté des lustres sur les «ciseaux» est donc probablement l’indice d’un fonctionnement différent de celui des lames de hache et de herminette.

Un autre aspect du mode de fonctionnement des «ciseaux» est fourni par la reconnaissance de lames polies à double tranchant, qui sont toujours des «ciseaux». Nous en avons identifié six exemplaires. Deux pièces peuvent être rattachées au Néolithique moyen II : l’une sur le site de Saint-Léonard/Sur le Grand Pré en Valais, l’autre à Orpierre/les Turcs dans la vallée du Buëch (pl. 21 n° 1). Trois autres sont attribuables au Néolithique final sur la base de leur contexte (Orgnac/Baume-de-Ronze ; pl. 52 n° 3) ou de leur polissage transversal à facettes longitudinales (exemplaires isolés de Vercoiran et de Saint-Gervais-sur-Roubion, dans les Baronnies). Un «ciseau» de longueur peu commune provient du département de la Drôme sans autre précision géographique (pl. 148 n° 2). Dans tous les cas, il n’est pas possible de savoir si les deux tranchants sont successifs ou s’ils ont été façonnés de concert. En faveur de la première hypothèse, la reconnaissance d’esquillures sur le fil de l’un des tranchants tandis que le second est intact suggère l’abandon du premier suite à un accident ; un tel aménagement nécessite obligatoirement l’usage d’un manche. Ce mode de fonctionnement est reconnu sans ambiguïté sur l’exemplaire non localisé de la Drôme dont l’ancienne partie distale a été bouchardée pour faciliter un nouvel emmanchement. En faveur de la seconde hypothèse, il convient de rappeler que les «ciseaux» à double tranchant s’inscrivent dans une tradition néolithique ancienne issue des cultures danubiennes qui s’exprime essentiellement dans le domaine du funéraire. En effet, dans les phases récentes du Rubané, les herminettes/ciseaux perforées à double tranchant constituent des biens exceptionnels placés comme viatique funéraire (Farruggia 1992, p. 40). Les «ciseaux» non perforés en forme de bottier à double tranchant sont présents dans les sépultures V.B.Q. du versant méridional des Alpes centrales, en particulier dans le Trentin (cf. p. 417 ; Pedrotti 1996). Il est donc probable que le double tranchant soit l’expression d’une fonction de signe autant voire plus que d’une fonction liée à un fonctionnement ou à un usage particulier. Dans ce sens, il convient de noter que le grand ciseau provenant du département de la Drôme a une section plano-convexe et pourrait être inspiré des herminettes/ciseaux à double tranchant danubiens.