2.1.1.4 Le travail du sol

L’emploi de lames de pierre polie comme tête de houe, de pioche ou comme soc d’araire est une idée récurrente dans la recherche sur le Néolithique, avec une intention souvent implicite, celle de démontrer la réalité et surtout l’importance des pratiques agraires durant cette période. En effet, les graines de céréales et de légumineuses ne permettent guère de quantifier l’importance de l’agriculture ; établir l’existence d’outils dédiés à la préparation du sol permet donc de démontrer la réalité de pratiques agraires intenses. Dans le Sud de la France, les lames de hache dont le tranchant présente de nombreuses esquillures ou éclats sont donc sollicitées pour remplir cette fonction d’outil aratoire : lame de houe, de pioche, soc d’araire (Courtin et Erroux 1974 ; Courtin, Guilaine et Mohen 1976). M. Ricq-de Bouard a repris cette hypothèse et a reproduit par expérience de tels aspects «mâchurés» en utilisant une lame de pierre polie comme tête de houe (Ricq-de Bouard 1996, p. 65-66). D’après nos observations sur les séries alpines, il nous semble que cet état de tranchant puisse être lié au travail du bois, en particulier pour des travaux qui ne nécessitent pas un fil coupant : l’emploi comme coin à fendre des troncs est une fonction recevable qui demande à être testée par expérimentation (ex : pl. 150 n° 6). Les mêmes hypothèses contradictoires sont avancées à propos des coins des cultures danubiennes. J.-P. Farruggia a bien montré à partir d’une revue bibliographique détaillée que les deux interprétations fonctionnelles, celle du travail du sol et celle de coin à fendre le bois, ont été émises tout à tour depuis les premières recherches sans qu’aucune des deux ne soit jamais vraiment démontrée (Farruggia 1992, p. 38-39).

Rien ne permet donc d’avancer l’idée d’un usage aratoire pour les lames de hache, même s’il ne peut être exclu que certaines pièces aient été remployées comme tel. De fait, l’usage de lames polies comme tête de houe ou de pioche ne peut être envisagé que comme moyen de recyclage de pièces inutilisables pour le travail du bois ou la boucherie. Or, nous avons insisté sur le fait du remploi intensif des lames polies brisées ou ébréchées par des refaçonnages partiels ou intégraux, qui conduisent à épuiser la matière de l’objet. Soustraire des lames polies entières à cette logique technique pour les consacrer au travail du sol supposerait un changement radical de comportement vis à vis de l’objet. L’idée ne peut en être écartée mais nous semble trop peu étayée pour être retenue.

En outre, il faut rappeler qu’en Europe occidentale des outils dédiés au travail du sol sont connus, et ils n’emploient pas de lames de pierre. Il s’agit de pioches ou de houes en bois, simple manche coudé à longue partie active, parfois armé d’une lame en os, ou de manches droits qui traversent un merrain de bois de cerf biseauté (Wyss 1969a). Quant à l’araire, il n’existe aucune preuve de son existence dans les Alpes occidentales avant le début du Néolithique final : les traces fossilisées sous le niveau de fondation de la nécropole mégalithique de Saint-Martin-de-Corléans à Aoste attestent la préparation du sol par un labours rectiligne simple (Mezzena 1981). Des représentations d’araires attelés datés de la même période sont identifiées parmi les gravures du Mont-Bego dans les Alpes-Maritimes (Lumley dir. 1995, p. 111-131).