3.3 Une forte disjonction entre la production des lames polies et les modes d’usage

Les données établies montrent sans ambiguïté que les modalités d’emmanchement et d’entretien des lames polies suivent une logique et une évolution sans rapport direct avec celle du système de production et de diffusion des lames de hache neuves en éclogites et en jadéitites. L’évolution des emmanchements, avec l’opposition entre la hache et l’herminette et la progressive adoption de la gaine, montre l’influence croissante au cours du temps des systèmes culturels issus de la néolithisation danubienne, qui abordent le massif alpin par le nord et se développent en direction de l’Italie du Nord via le Trentin et le long des reliefs via le Léman et les avant-pays savoyards.

A un niveau général, nous pouvons voir une opposition entre le monde intra-alpin de production et de diffusion des éclogites, mis en place à partir des foyers de néolithisation méditerranéens, et le monde danubien dont les influences jouent sur les outils finis. De plus, tout comme le système de production et de diffusion des éclogites n’est pas linéaire mais est structuré et contrôlé, les modalités d’évolution des outils entiers ne sont pas aléatoires. En effet, le poids de traditions propres à chaque groupe reconnu en particulier par la céramique semble ici déterminant : durant le Néolithique moyen II, le Cortaillod et le Néolithique Moyen Bourguignon adoptent la gaine simple, y compris en Savoie et en Valais, tout en conservant des outils de type hache à manche droit (type 1). Durant le Néolithique final, les gaines à couronne et ailette connaissent une large diffusion dans l’axe rhodanien, sur le même type d’outil, tandis que l’herminette à gaine à douille (type 4) apparaît en Suisse occidentale, dans le Valais et en Savoie.

Il n’y a pas a priori de lien direct entre le fait de produire des haches en éclogites et le choix de les emmancher avec ou sans gaine en bois de cerf, mais le fait est que dans le Sillon alpin, la Provence, les vallées internes et sur le versant italien des Alpes, régions directement alimentées en éclogites, la gaine demeure quasiment inconnue jusqu’à la fin du Néolithique. Ce conservatisme certain est difficile à expliquer et demande à être confirmé par une meilleure connaissance des peuplements intra-alpins. Néanmoins, il relève sans doute d’un choix d’ordre culturel car la gaine est avant tout une amélioration du système d’assemblage entre la lame et le manche. Refuser une telle amélioration est sans doute pour partie un moyen de se démarquer des régions qui adoptent la gaine en bois de cerf.

Les vecteurs de l’évolution de l’outil entier du Nord-Est vers le Sud-Ouest des Alpes peuvent être mis en parallèle avec l’émergence dans ces régions de productions autonomes dès le Néolithique moyen II. Dans notre région d’étude, le Valais s’affranchit dès cette période des approvisionnements en éclogites intra-alpines. La tendance s’accentue au Néolithique final, avec la prise d’importance des productions sur le Léman, le haut Rhône français et peut-être en Valais, régions où l’évolution de l’emmanchement est la plus profonde (cf. supra). Il faut donc bien parler d’une dynamique culturelle propre à ces régions. En cela, la mise à profit de ressources lithiques locales ne peut pas être interprétée uniquement sous son aspect économique mais devient un élément fort de l’ensemble du dynamisme évolutif des haches. La périphérisation par rapport au système de diffusion des éclogites ne doit donc pas être conçue comme une marginalisation mais comme un signe d’une évolution en interaction et disjointe de celle du coeur des Alpes.

Ces changements peuvent être interprétés comme un basculement dans les relations entretenues entre les communautés : le Valais, le Léman et le haut Rhône français se séparent peu à peu (Néolithique moyen II et surtout Néolithique final) du monde alpin et méditerranéen pour s’ancrer dans les réseaux culturels du Plateau suisse. Dans cette optique, les haches suivent le mouvement culturel d’ensemble à des rythmes variables. Au Néolithique moyen II, tandis que ces régions sont rattachées au Cortaillod, les systèmes d’emmanchement (gaine) ont muté mais seul le Valais, dont l’originalité culturelle est la plus forte, est déconnecté des réseaux de diffusion des éclogites. Il faut attendre le Néolithique final pour que le Léman (mais pas la Savoie) se disjoigne à son tour des réseaux transalpins tandis que l’évolution des emmanchements s’amplifie.

Comme pour le système de production et de diffusion des lames de hache, nous sommes ici, pour le fonctionnement des outils, à cent lieues d’une vision statique et monotone des haches : elles participent en plein de la dynamique culturelle du Néolithique, parfois en synchronie avec le mouvement culturel d’ensemble, parfois selon leur propre rythme.