1.1.2.1 Les longues lames polies annelées

Le lot principal regroupe les pièces les plus travaillées, les n° 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8 et 9. Malgré de fortes variations de longueurs et de proportions, ces huit lames polies présentent de nombreux points communs techniques et morphologiques.

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Figure 67. Lames polies du dépôt de La Bégude-de-Mazenc (Drôme ; n° 16-1). Corrélation entre les largeurs et les épaisseurs.

Elles sont bien calibrées dans leur largeurs et épaisseurs, comprises entre 2,8 et 3,4 cm pour l’épaisseur et entre 5 et 6,6 cm pour la largeur (fig. 67). Leurs longueurs sont très dissemblables mais s’ordonnent selon une croissance continue entre 14,9 et 34,7 cm où n’apparaît aucune rupture (fig. 68). Elles se distinguent néanmoins par leur rapport d’allongement (fig. 69), qui permet de les regrouper en trois couples homogènes, deux d’entre elles, les n° 5 et n° 7, étant moins allongées et isolées. Les plus grandes lames polies forment un couple d’allongement exceptionnel de 5,6 (n° 1 et 9). Un second (n° 2 et 3) et un troisième couple (n° 4 et 8) sont relativement moins allongés (rapport de 4,7 et 3,9).

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Figure 68. Lames polies du dépôt de La Bégude-de-Mazenc (Drôme ; n° 16-1). Répartition des longueurs.

Elles sont toutes produites à partir d’ébauches débitées, taillées puis bouchardées dans des roches massives, parfois litées mais jamais schisteuses. Le débitage ne peut être que supposé, faute de stigmates observables. Plusieurs solutions techniques sont envisageables : le sciage direct d’un bloc, ou l’extraction d’une longue plaque sur un affleurement, par choc thermique ou par fissuration. La première technique n’est pas attestée dans la région considérée (carte 21) ; la seconde est aisément applicable aux affleurements du Mont-Viso, dont certains se présentent en lits cohérents qui s’écaillent en plaques épaisses (prospections personnelles). Le façonnage des ébauches par taille est lui aussi supposé, suggéré par la morphologie de certaines pièces, en particulier la n° 7, et par la logique technique : même si ces roches se prêtent mal à la taille, il est impensable d’imaginer le bouchardage direct d’un bloc débité, car outre les risques de bris considérables sur des pièces aussi frêles, il induirait un temps de travail autrement plus long que celui requis après une taille préalable.

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Figure 69. Lames polies du dépôt de La Bégude-de-Mazenc (Drôme ; n° 16-1). Répartition des allongements (longueur/largeur).

Quoi qu’il en soit des modes de préparation des ébauches, ces huit lames polies ont été longuement bouchardées pour obtenir des préformes extrêmement régulières, dans le but de réduire au minimum indispensable le volume à abraser par polissage. Cette étape dangereuse pour l’objet a l’avantage de permettre un façonnage précis. Sur les lames polies n° 2, 3, 4, 7 et 8, des traces de ce bouchardage subsistent de manière résiduelle sous le poli postérieur, ce qui indique bien que ce dernier a été minimal, grâce à l’excellent calibrage des préformes, sauf en quelques zones creuses non résorbées sur les n° 2, 5 et 7.

Le polissage, étape décisive pour obtenir des surfaces lisses qui seules permettent d’apprécier les qualités esthétiques de la roche, est toujours intégral. Il est plus ou moins poussé pour faire disparaître les stigmates du bouchardage, et plus ou moins bien mené, avec ou sans légères facettes, traité par grandes plages ou croisé de manière symétrique (cf. pl. 116 à 124). Les liaisons entre les faces et les côtés, ainsi que le réglage du tranchant, sont les lieux où l’habileté du polisseur s’exprime le mieux. Les tranchants fortement convexes sont intensément polis, ce qui leur confère une brillance accentuée, et leur limites se fondent dans les côtés sans rupture nette. La seule exception concerne la n° 5 dont la finition de cette liaison est effectuée au moyen de facettes, preuve d’un problème de maîtrise du volume. Ce fait, ajouté à la présence de plages brutes sur les biseaux, laisse penser que cette lame de hache, la plus petite des huit, a pu être repolie après une fracture.

Le soin apporté à la finition s’exprime aussi dans la finesse des stries de polissage, quasiment invisibles à l’oeil nu, contrairement à la plupart des stigmates visibles sur les productions alpines (cf. p. 197). Il y a donc, pour les lames polies de ce dépôt, le choix d’un abrasif plus fin que celui des polissoirs en grès ou en molasse. Après une phase de polissage initiale sur un polissoir en grès, il est possible d’envisager pour la finition un abrasif végétal, les phytolites de certains végétaux, les prêles par exemple, étant d’un diamètre inférieur au grain des grès fins.

L’anneau bouchardé est toujours réalisé après le polissage. Ce fait est démontré par la topographie de sa surface, en creux par rapport au poli, et par la ligne de contact avec celui-ci, qui ne laisse aucun doute quant à la chronologie des actions : il est même fréquent que quelques impacts débordent sur le poli. Il s’agit d’une finition légère, qui consiste à marteler le poli sur une très faible épaisseur pour le faire disparaître : celui-ci transparaît encore sur plusieurs pièces. La fonction d’un tel anneau est sans doute double : il désigne un mode de préhension et indique peut-être que ces objets ont été emmanchés dans un manche à mortaise perforante ; il remplit également une fonction esthétique indéniable en introduisant un rythme dans le poli parfait des surfaces. En outre, les tranchants sont parfaitement polis et ne portent aucune trace d’usage.

Afin de caractériser les différences de traitement visibles d’une lame polie à l’autre et de préciser les degrés de savoir-faire mis en oeuvre lors de la fabrication, nous avons cherché à évaluer le degré relatif de maîtrise technique atteint par chaque pièce par rapport à l’ensemble. Quatre points nous semblent importants :

  • la bonne symétrie de l’ébauche,

  • la régularité du volume obtenu par bouchardage,

  • la régularité du polissage,

  • la régularité de l’anneau.

Nous avons établi pour chaque critère trois classes de valeur relative : mauvaise (O), bonne (+) et excellente (++), appréciées par rapport aux dix pièces. Hormis les n° 6 et 10, sur lesquels nous reviendrons, deux groupes d’effectif équilibré peuvent être discernés (fig. 70).

Les lames polies du premier groupe (n° 1, 4, 8 et 9) présentent une symétrie, un volume et un polissage parfaitement maîtrisés. La seule exception concerne la n° 4, asymétrique de profil, mais son examen attentif montre que la symétrie n’aurait pu être réalisée qu’au prix d’une perte de longueur. Le choix de façonner une lame dissymétrique a donc été effectué pour préserver cet allongement, ce qui nous indique que ce critère a prévalu sur la symétrie. La présence dans ce groupe du couple de lames polies les plus allongées (n° 1 et 9) appuie l’idée de la recherche de l’allongement maximal. A contrario, le bouchardage de l’anneau est moins soigné : il semble donc y avoir une certaine disjonction entre ce critère et la maîtrise du façonnage. Les objets de ce groupe, et plus particulièrement les n° 1 et 9, constituent donc des archétypes qui s’approchent d’une certaine perfection dans la maîtrise du façonnage de la lame de pierre polie : régularité du volume obtenu par taille et bouchardage, et polissage. L’allongement le plus grand est recherché, quitte à sacrifier l’exacte symétrie de la pièce.

Figure 70. Lames polies du dépôt de La Bégude-de-Mazenc (Drôme ; n° 16-1). Caractérisation du degré de maïtrise atteint pour chaque étape de la fabrication.
symétrie maîtrise du volume maîtrise du polissage maîtrise de l’anneau
8 ++ ++ ++ +
9 ++ ++ ++ +
1 + ++ ++ +
4 O ++ ++ +
7 ++ ++ + O
3 + ++ + ++
2 + + + ++
5 O + + +
6 + O O absent
10 + O O absent
O : mauvais ; + : très bon ; ++ : excellent.

Le second groupe réunit des pièces dont la symétrie, le volume et le polissage sont relativement moins bien maîtrisés. Les n° 2 et 3 présentent néanmoins deux traits qui les rehaussent : le plus grand soin apporté à l’anneau bouchardé, et un allongement important qui les place en second couple. Ce fait peut être interprété comme une tentative d’approcher l’archétype : disposant d’une ébauche de grand allongement, le fabricant a préservé cette longueur, mais a façonné une pièce moins régulière et moins bien polie.

Dans tous les cas, l’anneau bouchardé semble constituer une signature, une marque bien visible vite réalisée et de manière plus ou moins bien soignée.

Cette partition est difficile à interpréter. Plusieurs niveaux de savoir-faire semblent mis en oeuvre. S’agit-il pour autant de personnes différentes ? Un examen attentif montre plusieurs qualités d’ébauches, plus ou moins régulières, et différents degrés de perfection du façonnage et de la finition. Dans le premier groupe, les ébauches très régulières sont magistralement préformées et polies. Dans le second groupe au contraire, une disjonction est nette entre une maîtrise égale, mais pas excellente, du polissage, et une maîtrise du volume bonne ou excellente, selon les cas : il y a donc l’intention, avec une réussite variable, d’approcher l’archétype formel. Nous sommes tenté de voir dans ces deux groupes au moins deux fabricants différents disposant de plusieurs qualités d’ébauches.

Ces faits induisent plusieurs étapes dans la fabrication, menées avec un savoir-faire variable, ce qui suggère à nouveau l’existence de plusieurs intervenants. Il est donc possible de proposer une segmentation de la chaîne opératoire en trois étapes :

  • extraction et ébauchage des pièces, plus ou moins longues et régulières,

  • façonnage par taille puis bouchardage, plus ou moins bien maîtrisés,

  • polissage puis finition (anneau) de la préforme.

Replacée dans le cadre de la segmentation spatiale de la production de l’ensemble des lames polies (carte 24), cette partition conduit à rechercher dans la vallée du Buëch ou dans le Diois les lieux de façonnage (bouchardage et peut-être polissage) probables pour les pièces du dépôt de La Bégude. De fait, deux sites de production ont livré chacun un fragment de large tranchant convexe en éclogite brisés en cours de bouchardage : Sigottier (n° 362-0 ; pl. 93 n° 3) et Le Serre-Muret au Bersac (n° 309-3 ; pl. 85 n° 1), ce qui tend à montrer que la réalisation des ébauches bouchardées est réalisée sur les mêmes lieux que les pièces de moindres dimensions. La non-concordance entre la maîtrise du volume, de la symétrie et du polissage peut signifier la présence de plusieurs personnes pour chaque étape du travail, mais il est impossible de dire s’il s’agit des mêmes opérateurs.