1.5 Synthèse : des outils non utilitaires et/ou surdéterminés ?

Si l’on veut bien reconnaître que la réalisation de lames polies exceptionnelles par rapport aux normes communes procède d’une volonté de surdétermination de l’objet qui se voit ainsi chargé d’une fonction de signe distinctif (Lemonnier 1986), il faut tirer les conséquences du jeu établi par le biais des trois critères de distinction retenus : le matériau, le façonnage et les dimensions. En effet, selon le lieu et la période, ces critères n’apparaissent pas selon les mêmes modalités, voire sont absents. Il est donc probable que la fonction de représentation dont les lames de hache sont investies varie en conséquence.

Du strict point de vue des lames polies, la fin du Néolithique ancien et le début du Néolithique moyen se singularisent fortement (phase 2). Apparaissent alors des productions en éclogites du «type Zermatt» en Piémont et val d’Aoste, issues de la volonté de créer de grandes pièces allongées dans le respect du façonnage par bouchardage (type A) mais sans qu’apparaisse de soin particulier pour la finition. Seules quelques-unes sont de longueur trop importante pour être fonctionnelles (Zermatt, Rarogne, pl. 114), les autres peuvent être pour partie des outils que leur longueur distingue du lot commun. Mais les pièces de Fossano et de Bonneval (pl. 115), si elles appartiennent bien à cette période, démontrent par les matières premières et les formes un souci de distinction net. A notre sens, ces critères distinctifs s’accordent bien avec un travail de producteur pour qui les étapes de mise en forme de l’objet (débitage, taille, bouchardage) priment sur la finition.

Sur le versant français des Alpes, le «type Bégude» au sens large dont la filiation technique avec le «type Zermatt» est nette (fig. 73) mais qui apparaît sans doute en diachronie (phase 3), semble investi d’une fonction de signe identitaire fort, au moins dans sa version stricte. Cette fonction repose sur un investissement technique très poussé et particulièrement abouti pour l’apparence finale de l’objet, obtenue par un polissage soigné. De fait, la production des lames polies de «type Bégude», si elle s’inscrit dans les logiques techniques de la période (façonnage de type A), les emploient d’une manière hypertrophiée. Dans le «type Bégude» au sens strict, la régularisation des ébauches par bouchardage, leur polissage intensif atteignent des degrés élevés de savoir-faire bien supérieurs à ce qui est investi pour la réalisation des lames polies utilitaires. Le caractère non-utilitaire du «type Bégude» apparaît en outre clairement par les proportions des lames polies, toujours très allongées quelle que soit la longueur, à l’inverse des autres lames polies de la période (fig. 72). Le «type Bégude» sens large assume donc une entière fonction de signe et n’est aucunement utilitaire. Dans les Alpes occidentales, sa répartition géographique en fait un probable marqueur identitaire dont la relation avec le système de production semble nette ; l’importance des savoir-faire requis pour la fabrication de ces pièces d’exception pose également la question de l’identité des fabricants. Ces deux points sont étudiés dans la synthèse de ce chapitre.

Quelque peu postérieure, la production des lames polies de «types septentrionaux» en roches tenaces définis par P. Pétrequin et collaborateurs procède sans doute de la même logique mais dans des régions différentes, à savoir la Suisse occidentale, le bassin du Rhin et les régions situées plus à l’ouest (études en cours, P. Pétrequin comm. orale ; Pétrequin, Cassen et alii 1997 ; Pétrequin, Croutsch et Cassen 1998). Là aussi, rien ne permet de dire que ces lames très polies et fragiles aient pu avoir une quelconque fonction d’outil : plus que leurs dimensions, ce sont leur façonnage très géométrique à poli intensif qui les excluent des outils utilitaires. Il en est probablement de même pour les «haches» en silex taillé de type Glis-Weisweil connues en Suisse occidentale et centrale et dans la moyenne vallée du Rhin, attestées à la charnière des Vème et IVème millénaires av. J.-C. (Speck 1988).

Au contraire, les grandes lames polies de la fin du Néolithique moyen II (grandes pièces de Saint-Léonard/Sur le Grand Pré et de Rarogne/Heidnischbühl, pl. 10 à 12) et surtout du Néolithique final s’inscrivent sans problème dans les productions utilitaires (fig. 75, à comparer avec la fig. 72). Hormis dans quelques cas particuliers (lames polies de Chamoson et de Magland, pl. 136 et 145), la surdétermination de l’objet est discrète. Elle ne s’exprime que par une tendance à une augmentation des proportions, qui va de pair avec une légère tendance à l’allongement (fig. 75). Les plus grandes pièces forment néanmoins un petit groupe distinguable («type Magland») qui indique bien une attention portée à la lame polie et sa probable fonction de représentation complémentaire de sa fonction d’outil. Mais, contrairement aux phases anciennes, il s’agit d’exprimer une distinction à travers des lames d’outils efficaces et non pas par la fabrication ou la possession d’objets inutiles et fragiles. Le fait que ces grandes lames polies soient présentes en contextes d’habitat avéré (sites de bord de lac) renforce cette idée.

En résumé, nous proposons donc de distinguer deux grandes étapes dans la représentation investies dans les lames de hache : de la fin du Néolithique ancien (début du Vème millénaire av. J.-C.) jusqu’à la fin du Néolithique moyen I (après le milieu du IVème millénaire av. J.-C.), une véritable fonction d’objet ostentatoire est attribuée à quelques lames polies qui sont fabriquées spécialement pour cet usage ; à la fin du Néolithique moyen II (en tous cas dans le Valais) et durant le Néolithique final, il n’y a plus de productions spécifiques mais une certaine distinction est recherchée par le biais de grandes pièces utilitaires. Le cas des «types septentrionaux», qui seraient à dater dans le Néolithique moyen II, est particulier puisqu’il s’agit d’objets non utilitaires, fabriqués dans les Alpes selon les hypothèses en cours (cf. supra), mais inconnus dans ces régions. Nous attendons donc des précisions de la part des travaux en cours avant de chercher à les intégrer plus avant dans le schéma d’évolution proposé ici.

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Figure 75. Grandes lames polies du Néolithique final. Longueur et largeur de toutes les lames polies pouvant être attribuées au Néolithique final sur la base morpho-technique (polissage transversal par facettes longitudinales). Les plus grandes («type Magland» se détachent quelque peu.