2.4.3 La composition des dépôts

Le dépôt de La Bégude-de-Mazenc se singularise par la qualité et la quantité des lames polies rassemblées. En effet, les cas documentés ou présumés dans notre région d’étude font état de un à trois objets, peut-être quatre dans un cas (Crémieu), cinq pour les anneaux-disques de Chambéry (fig. 76). Ce constat est parfaitement cohérent avec les données établies pour l’ensemble du territoire français (Cordier et Bocquet 1973, 1998). En effet, près des trois quarts des dépôts non funéraires et ne correspondant pas à des cachettes d’ébauches contiennent moins de six lames polies, avec une nette préférence pour les dépôts de cinq, trois et surtout deux objets (fig. 77). L’existence de «couples» de lames polies a été relevée depuis longtemps (Bordreuil 1966), mais les taux non négligeables de dépôts contenant trois ou cinq objets laissent penser que ces nombres premiers revêtent également une valeur particulière.

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Figure 78. proposition de partition de deux dépôts de lames polies : en haut, La Bégude-de-Mazenc, Drôme (n° 16-1, carte 36) ; en bas, Bennwihr, Haut-Rhin, d’après les données publiées in Praud 1993 et Pétrequin et Jeunesse 1995, p. 95-102.

En outre, dans notre région d’étude, les dépôts isolés ou présumés tels contiennent toujours des lames polies ou des anneaux-disques de grandes dimensions. Ils expriment donc une volonté ostentatoire forte qui ne peut être que délibérée et démonstrative. Au contraire, les possibles dépôts en habitats pressentis en Valais et dans la Drôme contiennent des lames polies de petites à moyennes dimensions, qui ne se démarquent en rien des productions utilitaires auxquelles elles appartiennent, à ceci près que les lames polies y sont toujours entières.

D’après les données fournies par les inventaires nationaux, la découverte de La Bégude-de-Mazenc peut être placée parmi les grands dépôts. Nous avons vu que le contexte laisse penser à la possibilité de trois dépôts proches mais séparés. L’étude des objets permet également d’effectuer des rapprochements et des séparations entre les dix lames polies et de proposer l’existence au sein du dépôt d’une structuration assez stricte (fig. 78). Rappelons que trois couples d’allongement identique et dégressif sont identifiés (fig. 69) : le premier couple réunit les n° 1 et 9 (allongement de 5,6), le second les n° 2 et 3 (valeur de 4,7) et le troisième les n° 4 et 8 (valeur de 3,9). Pour la fabrication, deux niveaux de savoir-faire sont perceptibles (fig. 70) : le plus élevé réunit les n° 8, 9, 1 et 4 ; un niveau également très élevé mais légèrement inférieur est mis en oeuvre pour les n° 7, 5, 2 et 3 avec pour les deux dernières pièces une compensation par une meilleure qualité d’exécution de l’anneau bouchardé ; les n° 6 et 10 sont d’une exécution nettement moins soignée et ne portent pas d’anneau.

La confrontation de ces partitions et de ces associations montre la non-concordance entre les critères de différenciation et de rapprochement (fig. 78). Au contraire, une logique d’association apparaît nettement : les deux lames polies les plus allongées sont aussi parmi les plus parfaites d’exécution ; le second couple d’allongement est un peu moins bien façonné mais l’anneau bouchardé est plus soigné ; le troisième couple est au contraire d’une qualité d’exécution maximale. En outre, les trois lames polies découvertes groupées (n° 7, 8, 9) appartiennent chacune à un ensemble différent : couples d’allongement 1, 3 et hors couple, et qualité d’exécution maximale ou très forte. Il existe donc au sein du dépôt de La Bégude une double structuration dans la disposition et dans l’exécution des lames polies qui dénote la volonté d’une complémentarité entre les composantes. Le tout forme un ensemble cohérent ordonné selon des principes qui nous échappent mais où les couples et les triplets tiennent une place importante. En cela, le dépôt de La Bégude s’inscrit dans la symbolique des nombres premiers perceptible dans les petits dépôts (fig. 77). Il se distingue cependant par la volonté manifeste de présenter un ensemble homogène composé avec un souci d’harmonie entre les objets. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un assemblage fortuit composé au gré des acquisitions mais au contraire d’un lot conçu dès la fabrication pour être réuni.

A défaut d’une étude complète de tous les dépôts néolithiques à effectifs conséquents, une comparaison avec le dépôt de Bennwihr en Alsace permet de mettre en lumière la différence structurelle entre les types de dépôts et la nécessité d’une étude détaillée au cas par cas avant toute interprétation. Le dépôt de Bennwihr est une découverte fortuite et ancienne récemment réétudiée (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995, p. 95-102). Il est composé de 16 lames de hache achevées ou ébauchées, de dimensions et de matériaux variables où apparaissent trois roches exploitées dans les Vosges toutes proches et des roches tenaces d’origine géographique alpine. La transcription sous forme de schéma des données publiées permet de mettre en évidence une structuration nette de la composition du dépôt (fig. 78). Nous retrouvons des partitions et des associations qui jouent sur les nombres premiers 2 et 3 : deux grandes régions de provenances, trois carrières représentées chacune par un nombre pair de lames de hache où peuvent être distinguées soit deux groupes de longueur (longs et courts), soit deux catégories d’objets (ébauches et pièces achevées). La logique structurelle est dans ce cas différente de celle du dépôt de La Bégude : à Bennwihr, elle procède d’un assemblage d’objets dissemblables réunis dans leur grande majorité pour représenter un échantillonnage des productions vosgiennes, et pour partie pour démontrer la capacité à capter des lames polies de provenances lointaine (Alpes). Le lien avec la production est donc ici plus fort que le lien avec la diffusion, mais le caractère ostentatoire est souligné par la présence de lames polies vosgiennes de grandes dimensions qui sont en fait parmi les plus grands exemplaires des productions reconnues dans la région (Pétrequin et Jeunesse ibid.).

Dans le cas de Bennwihr, le sens du dépôt est donné par la réunion de pièces dissemblables dont l’agencement est soigneusement étudié, et qui ont à voir à la fois avec les productions régionales et les circulations de biens lointains ; à La Bégude au contraire, le sens est donné par la fabrication conjointe d’un ensemble d’objets destinés à être placés ensemble, objets qui cherchent à repousser les limites du savoir-faire technique et à affirmer la capacité à les fabriquer sur des roches exclusivement lointaines.