2.4.4 La signification des dépôts

Il est difficile de comprendre les motivations des dépôts en-dehors de contextes funéraires avérés, mais l’examen des implications de l’acte donnent néanmoins à réfléchir. Il nous semble que les dépôts expriment deux faits : la capacité à réunir en un même lieu des objets les plus souvent exceptionnels, et la capacité à les soustraire du monde des vivants, car déposer des objets en terre équivaut à les détruire symboliquement.

Sur le premier point, le dépôt de La Bégude-de-Mazenc se singularise encore. C’est en effet le seul cas où nous puissions démontrer que les très grandes lames polies ont été conçues et réalisées dans l’intention délibérée d’être réunies. Il exprime donc une volonté de domination sur les matériaux (des roches lointaines) et les objets (des lames polies qui tendent à la perfection du savoir-faire néolithique) qui est d’autant plus forte qu’il est placé hors de toute région de production. L’observation prend son sens en considérant la répartition des lames polies de «type Bégude» au sens strict ou plus large (carte 36), qui épouse bien l’axe de circulation des lames polies en éclogites du Sud-Piémont. Joint à la forte probabilité de production de grandes pièces (au moins des ébauches bouchardées) dans la vallée du Buëch, ces faits permettent de voir dans la production du «type Bégude» dans son ensemble l’expression d’une volonté de distinction de la part de communautés qui maîtrisent la production de telles lames polies. Puisque le très haut savoir-faire technique investi dans la réalisation des pièces implique un suivi du matériau depuis la sélection sur l’affleurement jusqu’au polissage final, le dépôt de La Bégude exprime donc la cohérence d’ensemble du système de production et de diffusion selon un axe de 200 km de long au moins.

Pour les autres dépôts, placés dans les aires de production des lames polies en éclogites, la relation avec la production elle-même est plus aisée à établir. Un tel lien a été mis en évidence pour les productions vosgiennes, où les lames polies de grandes dimensions ne circulent pas à plus d’une soixantaine de kilomètres des carrières, dans les régions de production des ébauches destinées à la diffusion (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995, p. 93-94). Dans le cas alpin, l’existence d’une structure de production et de diffusion dilatée dans l’espace ne permet pas de raisonner -du moins à notre échelle de travail- sur la longueur des lames polies. Mais la géographie des dépôts nous semble un indice pertinent pour argumenter d’une volonté de contrôle de la part des producteurs des produits mis en circulation. En réunissant à chaque fois une ou plusieurs grandes lames polies, ils expriment leur maîtrise des matériaux les plus prisés, les éclogites, et leur mainmise sur le système de production.

Mais ces constatations ne rendent pas compte du fait central, celui de l’enfouissement volontaire d’objets exceptionnels. Car, si la réunion en un même lieu de grandes pièces a une fonction ostentatoire, leur dépôt dans le sol produit l’effet inverse, de rendre invisibles ces objets aux yeux de tous. Si nous écartons l’hypothèse de cachettes liées à une insécurité quelconque, il faut bien admettre que l’acte du dépôt ne vaut que s’il est chargé de sens par la communauté, c’est-à-dire s’il est mis en scène. Dans le dépôt intentionnel, c’est donc bien la capacité à détruire socialement des objets qui est exprimée, soit à titre ostentatoire (pour démontrer que l’on est capable de faire ce sacrifice), soit à titre utilitaire au sens large (pour s’attirer les bienfaits d’une puissance supérieure, par exemple). Une hypothèse complémentaire peut être la volonté de détruire -symboliquement- des objets ayant une forte connotation personnelle ; par exemple, détruire les possessions personnelles d’un défunt. Dans ce sens, un parallèle peut être établi avec les grands dépôts de lames polies des sépultures carnacéennes du golfe du Morbihan et les dépôts isolés proches, où les grandes lames de hache sont parfois brisées net (Le Rouzic 1927 ; Herbaut 1996). Dans cette optique, il est symptomatique que le dépôt de La Bégude-de-Mazenc soit placé sur une légère éminence d’où le regard embrasse le paysage dans toutes les directions, et qui en retour est visible à des dizaines de kilomètres à la ronde : il semble bien occuper une position géographique et symbolique centrale dans le bassin de la Valdaine.

En dernier ressort, les dépôts traduisent donc la capacité de contrôle des circulations de lames polies et de leur pouvoir, leur signification, mais aussi la volonté de faire connaître, de montrer cette capacité. Ils participent en plein de la manipulation des symboles, appliquée dans ce cas à des objets enracinés dans des fonctions emblématiques du Néolithique. Ils expriment donc un certain statut de l’objet hache, qui connaît de fortes variations durant le Néolithique.