3.1.3 Interprétation

Quelle peut être la place occupée par les hachettes-pendeloques au sein des productions de lames de hache ? A notre connaissance, l’interprétation la plus cohérente a été proposée par R. Skeates à propos de la Méditerranée centrale (Skeates 1995). Cet auteur propose de voir dans les hachettes-pendeloques le stade ultime d’usage des lames de hache qui, devenues trop petites pour être pleinement utilitaires, sont transformées en pendeloques. En effet, les lames polies refaçonnées au fil des accidents et de l’usure finissent par acquérir de petites dimensions, selon un processus étudié au chapitre 6. Or, ce long usage entraîne une personnification de l’outil, qui se charge de l’histoire de son ou de ses propriétaires successifs et acquiert ainsi une biographie et une valeur individuelle d’autant plus forte que la lame polie est constituée d’un matériau rare et exceptionnel. Jeter de telles objets étant impossible, ils sont soit déposés comme viatique funéraire, soit offerts dans des sites à fonctions rituelles, soit percés pour sortir du système de valeur de l’outil hache et entrer dans un autre système où elles assument un rôle d’objet animé, chargé de pouvoir. Pour R. Skeates en effet, les petites lames polies concentrent la force déployée par l’outil durant sa vie active, et deviennent ainsi, via un rite de consécration, des objets puissants, ayant un pouvoir d’action autonome qui peut être utilisé par son propriétaire. Elles acquièrent ainsi un statut de talisman ou d’amulette.

L’auteur appuie son hypothèse sur des exemples ethnographiques et sur les données archéologiques méditerranéennes : les roches les plus lointaines se retrouvent majoritairement dans les hachettes-pendeloques, qui sont des biens individuels portés par leur propriétaire. Les pièces retrouvées dans les temples de Malte peuvent correspondre dans cette optique à des objets qui ont été offerts par des individus, et il est possible que les rites de consécration aient eu lieu dans les temples eux-mêmes. Plus qu’un symbole, les hachettes-pendeloques sont donc des objets animés d’un pouvoir autonome et qui peuvent être impliqués dans les relations entre personnes, au sein d’une communauté (expression d’un statut lié à l’âge, le lignage, le sexe, la compétence, etc.) ou entre communautés en concurrence dans le cadre d’échanges compétitifs. De ce fait, les imitations en roches tendres peuvent traduire une volonté d’adhésion au système signifiant sans passer par le matériau qui fonde la puissance de l’objet, le rite de consécration étant suffisant pour donner une vie et un pouvoir à l’objet.

L’interprétation de Skeates ne peut être transposée en Europe occidentale sans prendre en compte un aspect non explicité par cet auteur. En effet, il nous semble que la transformation en pendeloques de petites lames de pierre polie parvenues en fin de vie utilitaire dénote une rupture profonde dans la conception de la hache, contrairement à ce que laisse entendre Skeates qui y voit un aboutissement logique. Ce peut être vrai en Méditerranée centrale où, durant le Chalcolithique, il semble être une norme sinon systématique, du moins courante, mais en Europe occidentale, ces transformations ne connaissent pas une ampleur comparable : seul un nombre réduit de lames de hache y sont transformées en pendeloques et ce, dans certaines régions uniquement. Il y a donc une rupture dans la conception de l’outil hache qui autorise dans certains cas sa transformation en pendeloque chargée de pouvoir.

Il nous semble que cette attitude est fondée sur la remise en question du statut de l’objet lame de hache en pierre polie. En effet, l’apparition en nombre significatif des hachettes-pendeloques est chronologiquement parallèle à l’émergence d’une métallurgie lourde du cuivre en Méditerranée occidentale, probablement dès la fin du IVème millénaire av. J.-C. (Guilaine 1997). Dans ce contexte, la production de lames de hache en cuivre, même en petit nombre, peut remettre en cause la fonction utilitaire de la lame en pierre polie. Mais les relations entretenues entre l’implantation d’une métallurgie lourde et la fabrication de hachettes-pendeloques varient selon les régions. En Méditerranée centrale où ces dernières apparaissent le plus anciennement, dès la fin du IVème millénaire av. J.-C., la métallurgie (du bronze) ne s’implante pas avant la seconde moitié du IIIème millénaire, après l’abandon des temples de Malte (Guilaine 1994, p. 290-291). Cependant, des productions en cuivre se développent dès la fin du IVème millénaire av. J.-C. sur la façade tyrrhénienne de la péninsule italienne (culture de Rinaldone) et dans les plaines d’Italie du Nord (cultures de Remedello et de Spilamberto ; Marinis 1992 ; Strahm 1994). Si nous nous rappelons que des diffusions de roches alpines ont été effectuées anciennement entre la Ligurie (ou les Alpes ?) et le sud de la péninsule italienne (Leighton et Dixon 1992) et que ces roches composent une partie non négligeable des hachettes-pendeloques de Méditerranée centrale, force est de constater que l’implantation des cultures maîtrisant le cuivre s’effectue entre ces deux régions, ce qui a dû perturber les modalités de diffusion des lames polies en roches alpines vers le sud de la péninsule italienne. De ce fait, nous proposons de voir dans les hachettes-pendeloques de Méditerranée centrale des objets investis de pouvoir non seulement du fait de leur histoire en tant qu’outil utilitaire longuement côtoyé et façonné en roche lointaine, mais aussi en tant que représentantes d’un système technique en cours d’effondrement avec la maîtrise progressive de la métallurgie du cuivre. Il nous semble donc que les hachettes-pendeloques expriment avant tout un bouleversement des représentations du monde de la part des communautés néolithiques, qui est sans doute en décalage avec les bouleversements économiques induits par la métallurgie du cuivre dont les effets déstabilisants sur les productions de lames en pierre polies ne doivent pas être surestimés. Selon cette hypothèse, les hachettes-pendeloques expriment la volonté d’assurer une descendance (au sens physique) aux lames de pierre polie usagées et de tirer parti de la force qu’elles ont acquises par une transformation physique minimale de l’objet mais qui autorise une transformation symbolique majeure. En d’autres termes, les hachettes-pendeloques pourraient être une tentative de formulation nouvelle de la puissance de la hache à lame de pierre enracinée dans le monde ancien du Néolithique en cours de déstabilisation par la métallurgie du cuivre, et particulièrement dans les régions concernées par le développement des nouvelles techniques.

Sur cette base interprétative, la présence de hachettes-pendeloques en contextes Fontbouïsse et Artenacien peut être expliquée également par la remise en question du statut de la lame de hache en pierre, mais cette fois il y a une plus grande concordance géographique entre les productions en cuivre et les hachettes-pendeloques qui apparaissent sensiblement dans les mêmes régions. Un raisonnement similaire permet de proposer une interprétation à la présence des hachettes-pendeloques dans la culture de S.O.M., hors de tout contexte de production métallique. En rappelant que les hachettes-pendeloques de cette culture sont toujours en roches tenaces et jamais en silex, nous pouvons proposer que la reformulation du concept de la hache s’opère ici en opposant la hache à lame de silex poli, outil courant, à celle de lame en roche dure, beaucoup plus rare (une sur huit en contexte funéraire ; Bailloud 1979, p. 184-185) et de provenance lointaine, du Massif armoricain, du Massif Central ou des Alpes. Bien que les déterminations de provenance soient à effectuer157, la présence de roches tenaces lointaines dans le Bassin parisien s’inscrit dans les courants de diffusion reconnus dès la fin du Néolithique ancien (cartes 39 à 41) et dans ce cadre, la transformation de certaines lames de pierre polie usagées en hachettes-pendeloques dénote une volonté d’ancrage symbolique dans des relations aux objets établies antérieurement.

Quoi qu’il en soit, un fait de portée générale est que l’apparition des hachettes-pendeloques s’effectue en périphérie des régions historiques de grandes productions de lames polies durant le Néolithique que sont les Alpes occidentales, la Bretagne158, les Vosges et sans doute le Massif Central. La mutation du statut de l’outil hache concerne donc en premier lieu les communautés qui sont réceptrices de lames polies lointaines. Les données disponibles pour les Alpes occidentales et le bassin du Rhône démontrent le bien-fondé de cette idée (carte 37) : les hachettes-pendeloques sont inconnues en Piémont et dans les reliefs internes des Alpes, à une exception près (à Saint-Michel-de-Maurienne, n° 540), et sont anecdotiques dans les Préalpes françaises où sont produites les lames polies alpines (carte 24). La seule concentration de découvertes, dans le Nord-Est Gard/Sud Drôme/Vaucluse, est placée précisément au débouché du courant de circulation des éclogites alpines du Sud-Piémont et/ou de Ligurie, dans la région où leur taux de présence marque le pas (cartes 12, 18 et 42 ; Ricq-de Bouard 1996, p. 220-221). Il y a donc bel et bien un changement de statut de l’objet lié aux circulations de matériaux, et, notons-le, ce changement s’effectue au sein du courant de diffusion le plus méridional des diffusions d’éclogites, c’est-à-dire le plus méditerranéen.

Notes
157.

Une hachette-pendeloque découverte dans le Loiret a été identifiée comme constituée d’une métadolérite que l’auteur rattache aux productions de Plussulien (Le Roux 1999, p. 156). Mais il convient de rester prudent sur la détermination de l’origine, au vu des problèmes de discrimination rencontrés entre les métadolérites de Bretagne et du Limousin (Vuaillat, Santallier et alii 1995).

158.

Les hachettes-pendeloques en métadolérite de Plussulien sont ainsi inconnues, à une exception près, en Bretagne. Une pièce provient de Vendée (Le Roux 1999, p. 156).