3.2 Le statut des instruments perforés

Avant de présenter la synthèse des données acquises sur le statut des haches néolithiques, il est utile de rappeler brièvement l’existence des instruments perforés et de les replacer dans la double optique du rapport aux haches et au monde alpin.

3.2.1 Contexte général

Les instruments perforés ne sont pas une invention néolithique, puisque des bois de cerf façonnés en tête d’outil pour fendre, couper ou frapper, emmanchés au moyen d’une perforation transversale traversée par un manche, sont connus dans le Mésolithique (cf. p. 11-16). Les instruments perforés connaissent une fortune particulière en Europe continentale et dès la fin du Rubané et le début du Néolithique moyen (Lengyel ancien, Stichbandkeramik), ils apparaissent en milieu sépulcral sous des formes très élaborées, longuement façonnées et très probablement non utilitaires (Jeunesse 1997, p. 87-91). Le fait est probant pour les masses aplaties irrégulières qui sont peut-être de la même famille que les sphéroïdes perforés du Proche-Orient et des cultures méditerranéennes (cf. p. 275-277) ; il est indéniable aussi que les grandes double-herminettes perforées, parfois en roches tendres, qui apparaissent alors ne sont pas des outils utilitaires mais sont investies d’une fonction de signe. Cette fonction assumée par les haches à tête perforée se retrouve dès lors, en Europe continentale, de l’est à l’ouest de l’axe danubien sous des formes diverses réinterprétées en fonction des matériaux régionaux. Le fait apparaît dans le bassin des Carpathes (Zápotocky 1991) et en Bulgarie (Collectif 1989) dans la seconde moitié du Vème millénaire av. J.-C. dans les cultures qui maîtrisent la métallurgie du cuivre (Lichardus et Lichardus-Itten 1985) et est particulièrement visible dans les tombes les plus ostentatoires, telles celles de la nécropole de Varna (ibid.). Mais à la même période, il se retrouve de plus discrète manière à l’ouest du continent dans le moyen bassin du Rhin, comme l’atteste la récente découverte à Cham/Eslen sur les rives du lac de Zoug d’une hache bipenne en pierre polie dont le manche en bois est décoré d’une résille en écorce de bouleau collée (Gnepf Horisberger, Gross-Klee et Hochuli 2000). Dans cette optique, les lames de hache-marteau perforées du moyen bassin du Rhin présentes dans les cultures de Michelsberg, de Pfyn et de Cortaillod peuvent parfois dénoter une intention non utilitaire par les qualités esthétiques des roches, le soin apporté au façonnage et la forme même de certaines qui imitent des instruments de métal (par exemple, les haches-marteaux du Michelsberg avec une cannelure pour suggérer la suture des deux valves d’un moule ; Baer 1959 ; Willms 1982).

Au Néolithique final (selon notre acceptation), pour rester en Europe occidentale, les haches perforées assument parfois une fonction non utilitaire. Dans la culture de la Seine-Oise-Marne par exemple, les haches composites à manche droit, grande gaine perforée en bois de cerf et lame en silex poli (rarement en roche dure), bien qu’il s’agisse indéniablement d’outils de travail, sont placées dans les sépultures collectives, souvent en plusieurs exemplaires, rangées le long des parois (Bailloud 1979, p. 182-183). Elles participent ainsi aux rituels collectifs de la tombe, et peuvent parfois être représentées, entières, sous forme de bas-reliefs sur les parois (ibid., p. 181). Mais il convient d’observer, d’après les données fournies par G. Bailloud, que si l’outil hache est présent dans beaucoup des 300 sépultures collectives attribuées à la culture S.O.M., les cinq sites ayant livré des haches sculptées sont tous des hypogées de la Marne (ibid.). De plus, dans quatre cas, les sculptures apparaissent dans des hypogées groupées en nécropoles, et dans deux cas sont présentes dans deux et trois des hypogées de chaque nécropole. Il y a donc, au sein des rites funéraires de la culture de S.O.M., de fortes variations régionales dans le statut des haches, et il semble que la surdétermination de l’outil apparaisse avec des degrés différents selon les régions. De plus, certaines de ces gaines sont façonnées avec un grand soin, polies et sculptées en forme de bouton sur l’extrémité marteau. Il s’agit dans ce cas d’imitations des lames de hache-marteau en pierre polie, et parfois, la gaine finement façonnée est une hache-marteau à part entière : la douille destinée à recevoir la lame de pierre est transformée en extrémité de forme convexe, comme un tranchant, mais largement arrondie et polie (ibid., p. 197-199 et 224). Les rares exemplaires connus de hache-marteau polies et sculptées en bois de cerf démontrent sans ambiguïté le mécanisme d’imitation des pièces en pierre de type Cordé et la forte valeur de représentation dont elles sont investies.

De ce rapide tour d’horizon, retenons que, au-delà de la présence constante, sous des formes variées, des haches perforées en pierre et en cuivre dans les cultures de l’Europe continentale, leur caractère exceptionnel obtenu par le choix du matériau (roche rare, cuivre), les dimensions, le type de façonnage et des effets esthétiques n’apparaît que dans certains contextes précis et avec des degrés de fait variables y compris au sein d’une même culture archéologique. Il n’est pas le lieu d’interpréter de telles constatations, mais nous devons à présent mettre en perspective l’ensemble des instruments perforés de la famille des haches présents dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône pour préciser leur statut utilitaire ou non et envisager leurs relations avec les productions de lames polies alpines.