3.2.2 Les instruments perforés dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône

Rappelons que la perforation de la lame de hache est une solution technique au problème de l’emmanchement étrangère aux cultures d’ascendance méditerranéenne, lesquelles ont initié puis contrôlé la production des lames polies alpines s. géol. dans les Apennins et les Alpes occidentales (chapitre 5 ; cartes 38 à 42). De fait, nous avons montré que les différents types de lames de hache-marteau et de bipenne en pierre présents dans le bassin du Rhône sont toujours en faible nombre, produits en dehors de notre région d’étude (sauf pour le type Cordé-Auvernier sur le lac Léman) et circulent selon des axes généraux du nord vers le sud en-dehors des reliefs alpins proprement dits (cartes 31 et 33). Il en est de même pour les gaines perforées d’ascendance culturelle S.O.M. qui, via la Bourgogne et le Jura (Billamboz 1977), sont présentes en faibles quantités dans le Valais et dans l’axe Maurienne-Val de Suse (carte 34).

Kl. Wolf a proposé de voir dans les lames de hache-marteau Cordé-Auvernier des objets de statut différents selon les régions où elles apparaissent (Wolf 1993, p. 185) : dans la région des Trois Lacs suisse et sans doute sur les rives occidentales du lac Léman, les nombreuses ébauches et pièces achevées retrouvées sur les sites littoraux attestent un usage courant et sans doute des fonctions pour une bonne partie utilitaires. Au contraire, en Suisse centrale, leur rareté sur chaque site permet de douter du caractère utilitaire de l’objet qui peut alors être considéré pour ce qu’il représente et non pour ce qu’il est : il est ainsi chargé d’une fonction de signe. Nous proposons une semblable interprétation pour tous les instruments perforés présents sur notre terrain d’étude. En effet, les lames de hache-marteau entièrement en pierre et les formes composites en bois de cerf et pierre polie sont toujours en faible nombre, le plus souvent en exemplaires uniques sur chaque site, et ne peuvent en aucun cas occuper une fonction technique déterminante, face aux productions de lames polies pleines. Bien que ces instruments aient pu de manière ponctuelle être utilisés comme outils, il nous semble que leur fonction première, dans notre région d’étude, est liée à un affichage, une représentation qui valorise l’objet lui-même mais sans doute encore plus son propriétaire : ce sont des biens exotiques et ostentatoires.

Cette hypothèse est renforcée par le fait que l’apparition de ces instruments n’est significative qu’à une phase avencée du Néolithique final (contemporaine de l’Auvernier), alors qu’ils sont connus bien avant dans les régions avoisinantes (Plateau suisse) et que certains d’entre eux ont pu ponctuellement circuler loin dans les Préalpes françaises. De plus, les rares pièces antérieures recensées dans les Préalpes et la vallée du Buëch ne peuvent pas être utilisées comme outils : la pièce probablement triangulaire de Saint-André-de-Rosans n’a pas de tranchant (carte 31, n° 346, pl. 159) et sur les deux possibles fragments de bipenne du Bersac, l’un au moins est en roche tendre (carte 33, n° 309-0, pl. 159). La circulation de toutes ces haches perforées s’effectue tangentiellement aux axes majeurs de production et de diffusion des lames polies en éclogites alpines, ce qui démontre bien que les raisons techniques ou économiques ne pèsent en rien dans l’adoption de ces objets : ils portent une signification, un sens qui diffère des représentations des lames polies alpines. Au cours du Néolithique final dans le bassin français du Rhône, les haches perforées servent donc de support à des représentations de signe ostentatoires où la fonction d’outil semble complètement absente.

D’autres objets probablement dérivés des haches perforées appuient cette idée. Sur le site de Charavines/les Baigneurs (n° 407-1) a été découvert, outre une lame de hache-marteau en pierre polie de type Cordé-Auvernier, un curieux instrument entier, sorte de marteau à manche de frêne de 70 cm de long serti dans une pièce en bois de cerf allongée, finement polie, dont les deux extrémités en forme de marteau sont bouchées par des rondelles d’os découpées à façon (Bocquet 1994, p. 84). Cet objet inutile, façonné avec un soin peu commun, ne peut être avoir qu’une fonction de représentation, de symbole, et doit être rapproché des instruments dénommés «sceptres» en Europe continentale et orientale (Lichardus et Lichardus-Itten 1985, p. 498-499). Mais le contexte d’habitat dans le cas de Charavines ne permet pas de certifier qu’il exprime le statut d’un individu.

A contrario, un objet de la même famille a été découvert dans l’abri funéraire de Sanguinouse à La Roque-sur-Pernes, dans le Vaucluse (Sauzade 1983, p. 67, fig. 91) : il s’agit un intermédiaire entre l’objet de Charavines et les vraies haches-marteaux à extrémités différenciées (marteau et pseudo-tranchant) de la culture de S.O.M., mais le principe de l’obturation soigneuse de l’extrémité marteau par un cornillon est respecté, de même que le polissage extrême de la pièce. Le lien de cet objet non utilitaire avec la culture de S.O.M. nous semble s’inscrire dans la logique mise en évidence dans le bassin du Rhône, sur la base des gaines perforées. Un relais intéressant est fourni par les découvertes similaires du lac de Chalain dans le Jura, où d’une part les gaines perforées sont bien attestées, en particulier entre 3100 et 2900 av. J.-C. (Chastel 1985 ; Voruz 1997), mais où l’on retrouve également ces curieux instruments à tête en bois de cerf dérivés des haches-marteaux. En effet, outre une gaine perforée parfaitement polie et sculptée pour suggérer les perlures du bois de cerf et les ligatures de l’emmanchement (Billamboz 1977 ; Chastel 1985), de découverte ancienne, les fouilles récentes sur la station III de Chalain ont mis au jour un instrument entier à petit manche courbe en chêne et à tête en bois de cerf poli, aux extrémités bouchées par des rondelles découpées (Baudais et Delattre 1997).

A cette série, il convient d’ajouter le «croissant de jade» anciennement découvert dans la grotte de Fontabert La Buisse, à l’extrémité occidentale de la cluse de Grenoble (n° 406-1 ; Bocquet 1969, fig. 35). Selon A. Bocquet, c’est un «anneau presque fermé formant croissant, en pierre dure, vert fonçé (jadéite ?), parfaitement polie. Un trou rectangulaire perce la portion opposée à l’ouverture de l’anneau, trou qui s’évase en sablier aplati» (Bocquet 1969-70, n° 570). Il mesure 6,5 cm de long pour 4,3 cm de large et 1 cm d’épaisseur. Nous ne connaissons aucun terme de comparaison pour cet objet singulier, qui’il n’est pas possible d’attribuer avec sûreté à la sépulture collective du Néolithique final reconnue dans la grotte.

Dans le bassin du Rhône existent donc de manière relativement fréquente, durant le Néolithique final, à partir du début du IIIème millénaire av. J.C. (en l’état actuel des connaissances) des objets perforés non utilitaires qui sont soit des haches-marteaux en pierre, soit des types dérivés en bois de cerf, soit des instruments emmanchés à tête en bois de cerf, soigneusement façonnés, dont la filiation formelle et/ou symbolique avec les haches perforées peut être proposée sans certitude. Tous ces objets sont issus de cultures septentrionales étrangères au monde alpin (Horgen, S.O.M., Auvernier, Cordé) et ne sont présents qu’en nombre limité sur les sites où ils apparaissent.

Objets inutiles, leur présence ne peut s’expliquer que par les fonctions de représentation, de signe qui leur sont attribuées et qui s’inscrivent dans les multiples autres indices de la manipulation des haches par les communautés néolithiques dans des buts non économiques, que nous allons maintenant tenter de synthétiser.