4.2 Phase 3 : le Néolithique moyen I

Avec la mise en place du complexe culturel des Vasi a Bocca Quadratta, avant le milieu du Vème millénaire av. J.-C., l’exploitation des éclogites dans les Alpes piémontaise apparaît nettement, et les sites du V.B.Q. implantés dans les vallées internes piémontaises et valdôtaines sont le point de départ probable des diffusions transalpines dans le bassin du Rhône (carte 40 ; chapitre 5). Dans ce contexte, la survalorisation des lames de hache apparaît en continuité avec la période précédente, mais la situation se complexifie quelque peu et une différentiation assez nette s’opère entre les producteurs et les utilisateurs de lames polies.

Dans les dépôts funéraires rattachés à la culture des V.B.Q., les lames de hache correspondent probablement à des outils entiers et utilitaires, associés à l’homme selon la tradition des cultures danubiennes. Cependant, il convient de relever que dans les sépultures V.B.Q. de Lombardie et du Trentin, les lames polies en éclogites peuvent être de bonnes dimensions, jusqu’à 16 cm de long, parfois soigneusement polies et, en particulier dans le Trentin, peuvent être en forme de ciseaux bien façonnés qui dénotent une influence danubienne. Ce sont donc des outils choisis qui sont déposés, qui indiquent une volonté de distinction de la part des défunts. A notre connaissance, aucune nécropole de cette période n’est reconnue dans les Alpes occidentales159, ce qui handicape les comparaisons avec les régions proches des centres de production. Néanmoins, trois tombes V.B.Q du site des Arene Candide en Ligurie, proche des affleurements de roches tenaces, ont livré chacune une lame polie de petite dimension, entre 4 et 6 cm de long (Pedrotti 1996). Il semble donc exister une différenciation au sein du V.B.Q. qui joue en fonction de la distance aux sources d’approvisionnement alpines ou apennines, où la volonté de distinction par des lames polies plus grandes s’accroît en s’éloignant des sources d’approvisionnement. Les haches acquièrent ainsi une valeur supérieure et sont traitées en conséquence, sans pour autant se départir de leur fonction utilitaire.

Il n’en va pas de même sur le versant français des Alpes et dans le bassin du Rhône. Nous avons vu que l’existence de sites de production à cette période dans le Sillon alpin, la vallée du Buëch et le Diois n’est pas formellement démontrable, bien que les indices en faveur de cette hypothèse soient recevables (cf. p. 434-438). Or, le «type Bégude» sens large apparaît précisément à cette période dans le bassin du Rhône. Il s’agit de lames polies assez proches du «type Zermatt» mais qui se distinguent, outre par la recherche de grandes longueurs et d’allongements conséquents, par un soin particulier et parfois extrême apporté au polissage final («type Bégude» au sens strict), soin renforcé par la présence d’un anneau bouchardé après le polissage (cf. pl. 116 à 125). La volonté esthétique, dans le «type Bégude», implique une sélection drastique des roches et des ébauches en éclogites pour pouvoir parfaitement maîtriser le volume de l’objet lors du bouchardage, préalable indispensable à un polissage bien conduit. Les hauts savoir-faire mis en oeuvre sont en filiation directe avec ceux probablement acquis dès la fin du Néolithique ancien pour la production du «type Zermatt» (fig. 73). Les fabricants du «type Bégude», en particulier au sens strict, doivent donc soit posséder ce savoir-faire, soit se procurer des ébauches adéquates auprès des exploitants d’éclogites. Or, pour le «type Bégude» au sens strict, nous pouvons soupçonner que la production soit effectuée pour partie dans la vallée du Buëch (carte 36), ce qui renforce l’idée de l’implantation dès cette phase de sites de façonnage dans les Alpes françaises. Trois hypothèses explicatives peuvent être proposées :

Aucun élément ne permet de soutenir la première solution : il semble que l’impact du V.B.Q soit important bien en amont des basses vallées, puisque les occupations remontent largement dans les vallées alpines (Aisone, Pont Canavese/Santa Maria ; Venturino-Gambari 1998). Néanmoins, nous ne connaissons pas d’arguments décisif contre cette première hypothèse. La seconde hypothèse est délicate à soutenir : en l’état actuel des connaissances, et bien que l’identité des populations occupant la vallée du Buëch durant cette période soit mal perçue, il n’est pas possible de voir dans les céramiques de technologie et de forme V.B.Q. présentes dans le bassin du Rhône autre chose que des éléments intrusifs circonscrits sur un fond régional (Saint-Uze) qui demeure en filiation avec le Néolithique ancien Cardial, en parallèle avec la présence plus dicrète d’un Chasséen très ancien (Beeching 1999b). La troisième hypothèse implique soit une disjonction culturelle forte entre les reliefs alpins proprement dits où affleurent les éclogites et où viendraient s’approvisionner les populations rhodaniennes, et les basses vallées alpines et la plaine où s’approvisionneraient les communautés V.B.Q. ; soit un conflit d’intérêt direct entre les communautés de part et d’autre des Alpes qui tireraient profit des mêmes gîtes d’éclogites dans les reliefs.

Bien que les données soient trop fragiles pour trancher de manière sûre, il nous semble que les deux hypothèses recevables (la première et la troisième) puissent être complémentaires et représenter deux dynamiques à l’oeuvre simultanément durant cette phase d’établissement de solides relations transalpines. En effet, il n’est pas contradictoire de penser que les communautés des Préalpes du Sud et de la moyenne vallée du Rhône, qui fabriquent le «type Bégude» au sens strict, soient à la fois dépendantes des communautés V.B.Q. qui contrôlent les gîtes et le savoir-faire nécessaire à la préparation de grandes ébauches (savoir-faire acquis lors de la phase 2), et qu’elles cherchent à s’émanciper de cette contrainte en établissant des relations les plus étroites possibles avec les producteurs d’ébauches. Nous serions donc dans ce cas de figure face à des utilisateurs qui survalorisent l’outil hache, façonnent selon leurs canons esthétiques de très grandes pièces inutilisables comme outils, les réunissent parfois en dépôt, et essaient en même temps de remonter aux sources des matériaux et de la production. La hache sert donc de support des affichages publics, des démonstrations où l’on cherche à faire valoir sa capacité à réunir ces longues lames polies à la perfection. Peut-être l’acte même du dépôt participe-t’il de la démonstration ostentatoire, à moins qu’il ne soit une simple relégation d’objets devenus inutiles, soit à un niveau général dans l’ensemble du corps social (ce qui impliquerait une certaine diachronie entre la production du «type Bégude» et le phénomène des dépôts), soit avec la mort ou le changement de statut de leur propriétaire.

Quoi qu’il en soit, la surdétermination de la hache par le biais du «type Bégude», propre aux communautés d’utilisateurs de lames polies en éclogites alpines, démontre que le Néolithique moyen I possède un dynamisme interne fort, qu’il n’est pas une phase de stabilité dans les rapports entre les personnes et entre les communautés. Ce dynamisme nous est rendu visible dans les productions de lames polies mais doit impliquer l’ensemble de la société. Le lien avec la mise en place de solides réseaux de circulations d’objets transalpins est net, mais il est difficile à ce stade de l’analyse d’interpréter le fait en termes de causalité. Ce point est repris dans le chapitre 8.

La répartition large du «type Bégude» sens large dans le bassin du Rhône et l’existence de dépôts mobilisant ces mêmes objets dans des positions topographiques clés pour les circulations humaines (cf. p. 467 ; carte 36) permet de généraliser ces hypothèses à l’ensemble des Alpes françaises. Nous serions donc face à un système de diffusion bien établi à travers les reliefs alpins occidentaux, mis en lumière par la circulation de grands objets. A l’échelle des Alpes, ces circulations d’objets remarquables, beaucoup plus grands et mieux façonnés que ce que l’utilitarisme demande, implique une certaine forme d’émulation entre les personnes capables de s’approprier ces objets. Dans le même temps sont crées, sans doute de manière progressive, des centres de production au sein des Alpes françaises, fait qui transcrit une volonté de mainmise vers l’amont technique de la production (carte 40). Cette interprétation pourrait expliquer pourquoi quelques lames polies de «type Bégude», le plus souvent relativement peu polies comparées aux exemplaires rhodaniens, ont été découvertes en Piémont, en particulier dans le probable dépôt de San Damiano D’Asti/San Giulio (Zamagni 1996b) : les relations entretenues de part et d’autres des Alpes pour l’obtention d’ébauches les plus grandes possibles se traduit en Piémont par l’adoption d’un canon esthétique rhodanien.

Un autre comportement vis à vis des haches est établi par les communautés qui, durant la même période, mettent en place les rituels funéraires de type Chamblandes, sur le Plateau suisse et la rive nord du lac Léman. L’étude des rituels funéraires montre une nette influence du monde danubien, en particulier dans le mobilier (Moinat 1998). Or, trois tombes lémaniques rattachées au Néolithique moyen I ont livré des lames polies exceptionnelles : une longue lame polie en roche tenace non identifiée mais qui est alpine s. géogr. et deux coins triangulaires perforés (à Pully/Chamblandes et Lausanne/Vidy ; ibid.). En l’état actuel des connaissances, le fait est sans équivalent dans le monde alpin, et peut être directement mis en parallèle avec la différenciation des sépultures du Rubané récent/final en Alsace et dans le moyen bassin du Rhin, où apparaissent de grandes lames polies non utilitaires, telles les double-herminettes perforées (Jeunesse 1997). Sur la rive nord du Léman, une influence danubienne conduit donc à tirer parti des lames de hache pour afficher la capacité du défunt à réunir des pièces exceptionnelles et exotiques, produites intégralement en-dehors de la région. Contrairement aux dépôts isolés tels ceux de La Bégude-de-Mazenc et de Vétraz-Monthoux, il y a ici une appropriation évidente des objets qui sont des biens personnels et ostentatoires accompagnant le mort. Certains rares individus tirent parti des lames polies acquises au loin pour afficher un statut, quel qu’il soit, en dehors de tout système de production. Ils sont récepteurs d’objets finis. Au contraire, avec le «type Bégude», ce sont des personnes qui maîtrisent au moins la finition des lames polies (et sans doute aussi bien le polissage des outils utilitaires que les pièces d’exception), et qui cherchent à accroître leur emprise sur la production. Nous voyons ainsi se constituer une différentiation entre le nord et le sud des Alpes occidentales, qui doit être mise en parallèle avec l’ancienneté plus grande de la circulation des éclogites dans les Alpes du Sud, le bassin de la Durance et la moyenne vallée du Rhône, puisque celle-ci est effective dès le Cardial dans l’aire liguro-provençale et jusqu’en moyenne vallée du Rhône. Nous retrouvons donc un parallélisme entre la mise en place de réseaux transalpins de circulation d’éclogites et les manifestations ostentatoires qui tirent parti du façonnage des lames de hache pour afficher un statut individuel. Là encore, les données archéologiques ne permettent pas à ce stade de proposer une causalité entre les faits (cf. chapitre 8).

Notes
159.

Les nécropoles en cistes du Val d’Aoste sont sans doute occupées au V.B.Q., mais ont de longues durées de fonctionnement durant le Néolithique moyen. Relevons cependant qu’aucune tombe n’a livré de lame de hache (Mezzena 1981, 1997).