4.2.1 Phases 4 et 5 : le Néolithique moyen II

Ces deux phases correspondent à l’extension chasséenne dans le bassin du Rhône et par-delà les Alpes occidentales à une influence très forte en Piémont et en Lombardie. En parallèle se constituent des cultures à céramiques lisses affiliées au Chasséen : le Cortaillod sur le Plateau suisse et en Valais, la Lagozza dans les Alpes lombardes. Du point de vue des productions de lames polies, tout semble indiquer que les communautés chasséennes sont implantées dans les reliefs alpins et disposent donc des sources même des éclogites (carte 41). Le système de production est étendu dans le Sillon alpin, la vallée de Buëch et le Diois et les réseaux de diffusions sont efficaces dans le bassin français du Rhône.

Dans ce contexte, il est remarquable que les longues lames polies disparaissent, de même que les dépôts isolés. De plus, les sépultures chasséennes du Sud-Est de la France ne livrent que rarement des lames polies, et toujours de faibles dimensions. Tout se passe donc comme si les communautés chasséennes, maîtrisant l’ensemble du système de production et de diffusion dans les Alpes occidentales, le Piémont et le bassin français du Rhône, ne considèrent plus les haches comme un support possible de signification ostentatoire.

Au contraire, le rapport avec les haches semble s’être transformé vers une symbolisation des objets qui fait fi de la prouesse technique. Une hypothèse explicative est que la longue durée de vie d’une lame polie, acquise souvent par contacts à longues distances, contribue à lui donner une valeur personnelle qui croît avec le temps, alors que l’objet se réduit peu à peu au fil des accidents et des repolissages (Skeates 1995). A la fin de l’usage, l’objet chargé d’une histoire et d’une vie propre est conservé et acquiert, de facto ou par l’entremise d’une consécration, un pouvoir autonome bénéfique pour son propriétaire. Tel est peut-être le cas pour les lames polies retrouvées dans les tombes chasséennes, toujours de faibles dimensions, qui ont donc peut être beaucoup plus le statut de relique que de lame d’outil utilitaire. De ce fait, les lames polies retrouvées à proximité de tombes, comme à Saint-Paul-Trois-Châteaux/les Moulins (n° 151-1 ; pl. 25) et à Montélimar/Gournier (n° 95-1 ; pl. 26) peuvent elles aussi être interprétées comme des symboles de l’outil dont elles ont fait partie. Dans ce cas, le fait que la lame polie de Saint-Paul/les Moulins ait un fil du tranchant repoli pour le rendre inutilisable trouve un sens : ce peut être une volonté délibérée de mettre fin à la vie de l’objet comme outil efficace et le moyen de le faire accéder à son nouveau statut de symbole. Les possibles dépôts sur les sites drômois (Die/Chanqueyras, n° 53-1, pl. 22 ; La Garde-Adhémar/Surel, n° 54-1, pl. 27) s’inscrivent alors parfaitement avec les données funéraires pour argumenter l’idée que la valeur de symbole en quelque sorte désincarné, libéré de la matérialité de la lame polie neuve originelle, permet à la petite lame polie usagée de participer aux manifestations impliquées par les dépôts, funéraires ou non. La découverte de Jacques Coeur à Port-Marianne près de Montpellier appuie cette idée car elle établit un lien entre un dépôt intentionnel dans une jarre posée dans le sol, où est placée entre autre une lame polie cassée en deux, et une sépulture distante de quelques mètres (cf. p. 465 ; Jallot, Georjon et alii 2000). Il nous semble donc que les dépôts en contextes chasséens forment une catégorie où les lames polies ne sont qu’un élément constitutif parmi d’autres, et nullement systématique. Les petites lames polies sont bien des symboles qui peuvent être manipulés selon les besoins, objets où la signification de la hache est sans doute présente mais où le symbole l’emporte sur l’outil.

Tous ces faits dénotent une profonde modification de l’attention portée aux haches, qui sont libérées de tout souci lié à la production et à la diffusion, sans doute parce que le réseau de relations interne aux communautés chasséennes ne valorise pas les producteurs ou les diffuseurs de lames polies. Mais nous manquons de données dans les Alpes internes pour pouvoir établir des comparaisons précises.

Tel n’est pas le cas plus au nord, dans la sphère d’influence du Cortaillod. Tout d’abord, selon les travaux en cours de P. Pétrequin, les grandes lames polies plates de «type septentrional» seraient produites avec un sensible décalage chronologique par rapport au «type Bégude», et seraient à placer dans la seconde moitié du Vème et peut-être le début du IVème millénaire av. J.-C., soit dans la partie ancienne de notre phase 4 (Pétrequin, Croutsch et Cassen 1998). La production des pièces en silex taillé bifaciales triangulaires de type Glis-Weisweil peut être placée à la charnière des Vème et IVème millénaires av. J.-C. (Speck 1988). Ces productions ne touchent que très peu les Alpes occidentales : le type Glis-Weisweil est centré sur le Plateau suisse et connu en contexte funéraire sur la rive nord du Léman et en Valais (Gallay 1977). Il y a donc ici encore, comme pour la phase ancienne du rituel Chamblandes, une survalorisation des grandes lames de hache qui s’inscrit dans la tradition danubienne, qu’il s’agisse de «vraies» pièces en roches alpines ou d’imitations en silex taillé. Ces dernières sont placées en tombe dans les régions les plus éloignées (Léman, Valais) du centre de production dans le Jura (Ewald et Sedlmeier 1994 ; Sedlmeier 1995), selon le processus de thésaurisation d’objets exotiques mis en évidence dans la même région à la période précédante.

Peut-être en diachronie, dans la phase 5 que nous avons distinguée pour rendre compte de l’émergence d’une production régionale de lames polies en Valais (cf. p. 352), des lames polies en roches alpines de dimensions habituelles apparaissent dans les tombes Chamblandes du Valais (Brig-Glis, Saint-Léonard/les Bâtiments ; pl. 10). Lorsque nous avons pu identifier le matériau, il s’agit d’éclogites, de roches a priori non exploitées en Valais : la roche exotique anciennement diffusée demeure prisée, au détriment des roches régionales pourtant largement utilisées sur l’habitat mitoyen de Sur le Grand Pré (cf. p. 226). Dans ce contexte, les possibles dépôts de lames polies dans des fosses d’habitat (deux éclogites et une probable serpentinite), à rattacher à notre phase 4, indiqueraient que cette valeur accordée aux roches alpines appartient à une longue tradition en Valais, enracinée depuis les grandes lames polies de «type Zermatt» de la fin du Néolithique ancien ou du début du Néolithique moyen (carte 36). Cette valeur demeurerait malgré l’émergence de productions régionales à la fin du Néolithique moyen II (phase 5) qui réduisent à peu de choses, d’après ce que nous en connaissons, les circulations de lames polies en éclogites (fig. 37). Mais cette valeur accordée aux éclogites n’empêche pas de fabriquer en «roches valaisannes» de relativement grandes lames polies sur les sites d’habitat (Saint-Léonard/Grand Pré : pl. 12 , Rarogne/Heidnischbühl : pl. 10) ou, si notre attribution chrono-culturelle est juste, de parfois façonner de très grandes pièces telle celle de Chamoson (pl. 145).