Durant le Néolithique final, nous assistons à une complexification certaine des significations dont sont investies les haches.
En premier lieu, la présence de petites lames polies dans certaines sépultures collectives semble s’inscrire dans la continuité du Chasséen, avec une valeur de symbole accordée à l’objet. Il est difficile de dire, avec le mélange des ossements des nombreuses inhumations, si ces petites lames polies demeurent des objets associés à des individus particuliers ou s’il s’agit de viatiques à valeur collective. Le seconde hypothèse n’est pas à exclure dans la logique de l’interprétation proposée pour la Méditerranée centrale (Skeates 1995), dans la mesure où le pouvoir dont ces objets sont chargés peut avoir une action bénéfique : ils pourraient ainsi être des attributs de consécration ou de protection de la sépulture collective. Les petites lames polies se retrouvent dans les sépultures collectives de la Vénétie au Languedoc, ce qui démontre une communauté de pensée sur ce point dont l’ampleur géographique est en relation avec l’ancienne sphère d’influence du Chasséen. En outre, ce trait commun peut être relié aux parentés établies entre les céramiques languedociennes de Fontbouïsse et celles à décor métopal de Lombardie (Bagolini 1980).
En complément de ces petits objets, l’apparition en Languedoc oriental (Gard, Vaucluse, Sud Drôme ; carte 37) des hachettes-pendeloques en «roches vertes» peut être comprise comme le franchissement d’une étape supplémentaire dans la symbolisation de l’objet, par sa transformation en amulette, en talisman ayant une vie et un pouvoir d’action propre et pouvant être porté par son propriétaire (Skeates 1995). Il est intéressant de noter que ces hachettes-pendeloques apparaissent dans une zone de forte concentration de billes chasséennes (carte 32), et de surcroît, dans une région où est mise en évidence une continuité dans les styles céramiques entre un Chasséen très évolué et les styles initiaux du Néolithique final (Gascò et Gutherz 1986)160. A cette filiation culturelle, nous proposons d’ajouter une filiation symbolique dans le traitement des lames de hache, mais il faut relever que les hachettes-pendeloques de cette région ne sont attestées de manière sûre que dans le Fontbouïsse, c’est-à-dire durant une phase avancée du Néolithique final (Barge 1982, p. 130-132). Dans ce secteur, nous percevons donc une évolution cohérente entre les petites lames polies symboliques des sépultures et des dépôts du Chasséen récent et les petites lames polies des sépultures collectives du Néolithique final, lesquelles, durant le Fontbouïsse, peuvent être percées.
Dans les Alpes internes et les avant-pays rhodaniens, où le système de production et de diffusion des éclogites est encore bien implanté durant le Néolithique final (carte 42), un autre phénomène se superpose aux petites lames polies des sépultures collectives. En effet, des lames polies de relativement grandes dimensions (jusqu’à 22 cm de long) réapparaissent. Elles ne présentent pas de façonnage particulier mais démontrent une volonté de distinction au sein de productions utilitaires (pl. 136 à 142). Tout comme durant les phases 2 et 3, ces lames polies de «type Magland» se retrouvent en dépôts, dont celui de Magland est le plus assuré (carte 37, n° 617-1). Des pièces de bonnes dimensions, bien que parfaitement utilisables comme outil, sont attestées en Tarentaise dans les sépultures individuelles de Fontaine-le-Puits (carte 29, n° 521-1) où elles participent en plein, aux côtés des haches en cuivre, à la composition d’un riche mobilier funéraire qui semble correspondre aux armes et aux outils possédés par le défunt (Rey 1999, p. 310-343). Certains individus des communautés vivant dans les Alpes internes et les avant-pays utilisent donc les haches entières à lame de bonnes dimensions pour l’affichage de statut, dans un contexte de récession nette des diffusions d’éclogites à longues distances et d’émergence forte de productions régionales sur le pourtour des Alpes (carte 42). Cette tendance est confirmée par la présence de pièces de bonnes dimensions en contextes d’habitat du Néolithique final. Dans notre région d’étude, il s’agit de lames polies cassées en de nombreux morceaux : leur état ne permet pas de restituer leur longueur originelle mais celle-ci devait être conséquente, d’après le volume des fragments. Nous en avons identifié une à Charavines/les Baigneurs (n° 407-1), de longueur originelle d’environ 16 cm ; une autre, dont la longueur d’origine dépasse très largement 10 cm provient du Petit-Port à Annecy-le-Vieux (n° 601-1 ; pl. 44 n° 1). Comme à la fin du Néolithique ancien et au début du Néolithique moyen, ce sont les communautés qui produisent les lames polies en éclogites et contrôlent leur diffusion qui leur attribuent une fonction de signe perdue durant le Néolithique moyen II, mais cette surdétermination connaît une ampleur moindre que durant les phases anciennes du Néolithique, si l’on en juge par les longueurs moindres des lames polies161.
La répartition géographique des lames polies de «type Magland» est principalement limitée au nord des Alpes françaises et au Valais, et pour quelques pièces, à la vallée de la Durance ; les vallées italiennes, les Préalpes du sud et la moyenne vallée du Rhône ne semblent pas touchées par le phénomène (carte 37). La séparation entre Alpes du Nord et du Sud perceptible dès le Néolithique moyen I (cf. supra) trouve ici une nouvelle expression. Cette dichotomie est renforcée par la présence d’instruments perforés dans la moitié nord de la zone d’étude, qui, sauf exceptions, ne se retrouvent pas plus au sud : lames de hache-marteau ou bipenne en pierre, pièces composites en bois de cerf et en pierre et instruments non utilitaires en bois de cerf. Leur répartition (cartes 33 et 34) démontre la circulation d’idées et d’objets en provenance du nord qui pour certains ne pénètrent pas dans les reliefs intra-alpins (haches-marteaux, bipennes), et pour d’autres (gaines perforées) ne sont attestés que dans les grandes vallées du nord des Alpes occidentales (Maurienne, val de Suse, Valais). Il est probable que ces influences aillent croissant avec le temps : au début du Néolithique final (Horgen), rares bipennes puis, dès le début du IIIème millénaire av. J.-C., influx S.O.M. (gaines perforées, hachettes-pendeloques de Savoie, haches-marteaux et dérivés en bois de cerf). Ces relations s’intensifient durant la phase Cordé-Auvernier, d’après le nombre des lames de hache-marteau reconnu (carte 33). Ces influences de symboles ou ces circulations d’objets sont pratiquement absentes des régions de production des lames polies en éclogites, mais peuvent être parallélisées avec d’une part l’émergence de productions régionales sur le Léman et sans doute le Bugey, et d’autre part avec les transformations dans l’emmanchement qui s’accélèrent durant cette période avec la complexification des gaines et l’adoption partielle des herminettes (cf. p. 391). Mais aucune causalité directe entre les faits ne peut être avancée.
Les preuves de manipulation de la symbolique de la hache sont donc démultipliées et singulièrement complexes durant le Néolithique final, et affectent des degrés de fait variables. La probable diachronie de certains d’entre eux, encore difficile à établir, pourrait expliquer pour partie une telle imbrication. Mais cette complexité dénote le dynamisme important de la période, où les productions alpines en éclogites demeurent fortes mais où l’ensemble du bassin du Rhône est traversé de transformations en profondeur dans le monde des haches, qui se traduit par des relations croissantes avec les cultures septentrionales. Nous retrouvons ainsi la dualité du dynamisme culturel relevé pour l’ensemble du Néolithique final : à la fois une tendance à la régionalisation, dans les cultures archéologiques et les styles céramiques, l’économie des matériaux, etc. ; mais en même temps une circulation des objets et des symboles qui demeure intense, créant de vastes communautés de pensées et contribuant à cimenter les dynamiques régionales (Pétrequin et Pétrequin 1988). Dans ce contexte, il est fait appel, dans les Alpes occidentales et dans le bassin du Rhône, à toutes les ressources signifiantes que les lames de hache peuvent offrir, les unes enracinées dans des traditions régionales anciennes (grandes lames polies, dépôts), les autres plus novatrices (petites lames polies, parfois percées en pendeloques), d’autres enfin issues de régions étrangères (hache-marteau et dérivés).
Le Néolithique récent des auteurs, présent sur les sites de la grotte de l’Avencas, de l’aven de La Boucle à Corconne, de l’habitat de la Mort-des-Anes à Villeneuve-les-Maguelonne.
Au nord des Alpes, de telles pièces de grandes dimensions sont présentes sur les sites de bords de lac. Une lame polie cassée et brûlée de 35,5 cm de longueur reconstituable a été découverte dans la station II de Clairvaux dans le Jura français (Piningre 1989), datée du 35ème siècle avant J.-C. (Giligny, Maréchal et alii 1995). Dans les niveaux Lüscherz du site d’Auvernier sur le lac de Neuchâtel, une seule lame polie dépasse 15 cm de long (16,3 cm ; Buret 1983 p. 65-66). A Montilier/Platzbünden, habitat du Horgen, une grande lame polie entière de 24 cm façonnée par facettes polies transversalement (d’après la fig. 10 n° 3 in Ramseyer et Michel 1990) attire l’attention : il s’agit d’une amphibolite de la série trémolite-actinote (ibid., p. 38) dont l’origine pourrait être recherchée dans les piémonts pyrénéens orientaux où des roches semblables sont mises en oeuvre (Ricq-de Bouard 1996, p. 37-38). Si tel est le cas, cette pièce exceptionnelle constituerait ainsi un indice de diffusions du sud vers le nord dans l’axe rhodanien.