4.3 La surdétermination de l’outil hache : un processus de symbolisation

L’examen des données dans leur contexte chrono-culturel démontre sans ambiguïté que la signification accordée aux lames de hache est en constante évolution durant le Néolithique et que, pas plus que le système de production, de diffusion et l’usage des haches, il ne connaît de stabilité à long terme. Là encore, nous sommes face à une histoire complexe que nous avons à peine défrichée. La corrélation relativement bonne entre le découpage par phase de la production et de la diffusion des lames polies alpines et les transformations perceptibles dans leurs significations symboliques ne doit pas faire illusion : elle provient pour partie de l’imprécision qui entache beaucoup de nos repères chrono-culturels. Dans plusieurs cas, des évolutions contrastées au sein d’une même phase sont perceptibles : le Néolithique final en particulier semble riche d’une histoire au rythme rapide que nous ne pouvons pas encore appréhender.

Néanmoins, l’ensemble des faits indique que la signification accordée aux lames de hache varie fortement selon le lieu et l’époque, ce qui démontre une profonde déconnexion entre les outils eux-mêmes et le sens que leur donnent les hommes. Si on n’a sans doute jamais arrêté de couper des arbres durant le Néolithique, donc d’utiliser des haches, la valeur accordée à l’outil varie du tout au tout. Il y a bien une manipulation de l’outil pour lui faire dire autre chose que ce qu’il est : il devient prétexte à la distinction, dont les attributs varient selon que les personnes en cause sont des producteurs (grandes pièces au façonnage peu soigné : «type Zermatt» et «type Magland»), des diffuseurs plus ou moins impliqués dans la production (grandes pièces soignées : «type Bégude»), des personnes qui tirent profit de leur capacité à acquérir des objets finis exotiques (belles pièces des sépultures de type Chamblandes), ou des utilisateurs pour qui l’outil-compagnon longuement cotoyé devient une relique ou une amulette (petites lames polies chasséennes, hachettes-pendeloques Fontbouïsse).

Deux types de symbolisation peuvent ainsi être perçus : d’une part, les comportements qui visent à l’ostentatoire, par la fabrication ou la possession des plus grandes, des plus belles ou des plus lointaines des lames polies. L’outil hache, et en particulier sa lame, est surdéterminé à des degrés divers selon le lieu et l’époque. Cette distinction profite avant tout au propriétaire de l’objet qui gagne ainsi en considération : le prestige des objets contribue au prestige des individus, dont tout indique qu’il s’agit d’hommes plutôt que de femmes. Une telle volonté démonstrative se retrouve clairement pour les grandes lames polies non utilitaires de la côte nord de l’Irian Jaya, en particulier à Ormu-Wari, où ces pièces sont aujourd’hui produites exclusivement pour régler les relations sociales et afficher le statut de certains hommes, statut en l’occurence héréditaire (Pétrequin et Pétrequin 1993).

Le deuxième type de symbolisation transforme la hache en relique, concentre la force de l’outil dans sa lame usagée, qui devient ainsi un symbole chargé de force bénéfique à son propriétaire. Contrairement aux volontés de distinction présentées ci-dessus, cette attitude beaucoup plus affective est celle d’un utilisateur qui connaît la valeur de l’outil pour l’avoir longuement éprouvée dans ses activités quotidiennes. Elle repose sur la reconnaissance de la valeur d’usage de l’outil, qui connaît, une fois sa carrière terminée, une nouvelle vie dénuée d’utilitarisme. Il est devenu un pur symbole. Mais, paradoxe, ce symbole s’appuie sur l’outil hache, alors que les manipulations autour des pièces surdéterminées tirent prétexte de la hache pour afficher des statuts individuels et se démarquer des autres.

La présence diachronique et l’opposition géographique et culturelle de ces deux comportements permet d’avancer une hypothèse de portée plus générale. Ils pourraient correspondre à une opposition de pensée de fond entre les courants de néolithisation danubien et méditerranéen. En effet, la surdétermination de la hache apparaît à la fin du Rubané dans des cultures où l’outil est fréquemment déposé auprès des hommes dans la tombe ; elle apparaît dans une tranche de temps comparable en Italie du Nord au moment où débutent les premières exploitations d’éclogites piémontaises («type Zermatt»), dans des régions où les influences danubiennes sont reconnues par ailleurs ; cette surdétermination s’ancre de manière discrète dans les traditions funéraires du V.B.Q. tandis qu’elle se développe amplement dans le bassin du Rhône («type Bégude» et dépôts afférents). Elles réapparaissent au Néolithique final («type Magland» et dépôts, certains sépulcraux) dans la moitié nord des Alpes occidentales et de leur avant-pays où les relations avec les cultures septentrionales sont nettes. Au contraire, la symbolisation des haches par l’attention portée aux petites lames polies usagées pourrait être d’ascendance méditerranéenne. Nous avons vu que cette attitude apparaît en Méditerranée centrale et qu’un possible lien maritime entre les régions d’apparition des pendeloques a été évoqué (cf. p. 473). Ce comportement apparaît dans le Chasséen, culture d’ascendance méditerranéenne, et nous pourrions même en voir des prémices dans les petites lames polies des tombes V.B.Q. des Arene Candide, au bord de la mer tyrrhénienne. En simplifiant à l’extrême, l’opposition de comportement vis à vis des haches pourrait donc être interprétée comme une différence de mentalité initiée dans des phases anciennes du Néolithique, qui traverserait toute la période pour resurgir en fonction des circonstances.

Tels quels, les faits mis en évidence et les corrélations proposées dans le cadre du système de production et de diffusion des lames polies alpines constituent une source de réflexion importante en ce qu’il nous montrent, malgré le caractère encore incertain d’une bonne partie de la documentation, la diversité et la complexité des significations accordées aux lames de hache, au-delà de leur valeur d’usage en tant qu’outil. Il est temps désormais de proposer, sur la base de l’ensemble de ce travail, une vision synthétique de ces productions alpines dont tout indique la forte implication dans la dynamique sociale et historique du Néolithique d’Europe occidentale.