1.1.1 Les échanges de lames de hache

En Nouvelle-Guinée, pour les lames de hache, deux formes de circulation apparaissent comme complémentaires162 : la redistribution au sein d’une communauté et l’échange. La redistribution est le fait de populations habitant près des carrières, à moins d’un jour de marche, qui ont un accès direct à celles-ci par le droit de propriété qu’elles exercent. C’est le cas pour les carrières de la rivière Tuman, affluent de la Wahgi dans les Hautes-Terres du Sud-Est de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG). Celles-ci sont possédées par les Tungei qui résident dans les vallées proches à quelques heures de marche (Burton 1984). L’exploitation se fait collectivement, tous les trois à cinq ans, et tous les hommes des sept clans propriétaires, soit environ 200 personnes, participent à l’extraction et au dégrossissage des blocs de roche. Les ébauches ainsi préparées sont ensuite réparties entre tous les hommes de manière équitable (ibid.). Cette redistribution généralisée est le fruit un investissement collectif important ou le labeur cumulé permet d’exploiter les meilleurs qualités de roche, du point de vue technique et magique (cf. infra). Chaque homme travaille ensuite ses propres ébauches pour ses échanges personnels (cf. infra). Il s’agit donc d’une redistribution interne à la communauté qui participe toute entière à l’exploitation, puisque durant le temps (trois à cinq mois) passé par les hommes aux carrières, les femmes effectuent des allers et retours quotidien aux villages pour les nourrir (Burton 1984).

Ce cas de redistribution interne est exceptionnel, au contraire de l’échange qui apparaît comme une pratique courante en Nouvelle-Guinée, quel qu’en soit la structure. Les ébauches ou les lames polies changent de main soit lors des paiements de mariage, soit dans le cadre d’échanges de biens. Dans le premier cas, l’échange conduit à une alliance matrimoniale nouée le plus souvent dans un cercle communautaire restreint, inscrit dans les limites des lignages et des clans apparentés. C’est le cas pour les Dani de l’ouest, dans les Hautes Terres Centrales d’Irian Jaya, pour qui l’échange de lames polies et/ou de pains de sel permet d’acquérir rapidement les biens nécessaires au paiement de mariage (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 141-142)163. Dans le second cas, l’échange s’effectue avec des partenaires étrangers contre des biens non produits sur le territoire. L’orientation des échanges vers les groupes possédant ces biens convoités entraîne une diffusion centrifuge des lames polies le long des axes préférentiels d’échange qui peuvent les conduire très loin de leur source (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 388-392). Pour renforcer les liens entre partenaires et favoriser ainsi les échanges, les stratégies d’alliances matrimoniales constituent à long terme un outil efficace, employé par les Dani du Yamo vis à vis des Wano du massif de Yeleme pour les ébauches de hache (ibid.) et vis à vis des Moni des Hautes Terres de l’ouest pour l’accès aux sources salées (travaux de G.F. Larson, cités in Weller, Pétrequin et alii 1996). Il en est de même pour les habitants du haut Jimi en PNG qui recherchent les alliances avec les Tungei de la Wahgi précités (Burton 1984). Ainsi impliquées dans les réseaux d’échanges, les lames de hache peuvent parvenir jusqu’à 350 km environ de leur source (Burton 1989). L’importance des relations sociales dans l’orientation et l’intensité des échanges est donc nette, et la distance parcourue par les lames de hache (comme les autres biens qui circulent) ne doit pas être comptée en jours de marche ni en kilomètres mais en frontières culturelles traversées.

La complexité des modes de circulation des haches vaut aussi dès l’acquisition des ébauches. Ainsi, les Dani du Yamo peuvent entreprendre des expéditions collectives de cinq à sept jours de marche aller pour accéder directement aux carrières du massif de Yeleme et en revenir avec un chargement d’ébauches qui seront ensuite échangées au sein des réseaux d’alliance de la famille linguistique Dani. D’autres Dani du Yamo au contraire se procurent leurs ébauches auprès des Wano qui habitent en permanence dans le massif et qui suivent le même chemin pour échanger leur production dans les villages Dani placés au débouché des reliefs (Pétrequin ibid. ; cf. p. 359-363 et carte 44). Il y a donc dans ce cas coexistence entre plusieurs formes de circulation des ébauches le long d’un même itinéraire.

Il apparaît ainsi une relation entre le mode de circulation des ébauches et des lames polies et le contrôle exercé sur les carrières elles-mêmes. Quand des communautés sont implantées à proximité immédiate des sites d’extraction, moins d’un jour de marche, l’accès aux sources est strictement délimité par les droits de propriété. C’est le cas pour les carrières de la Tuman, exclusivement exploitées par les Tungei (Burton 1984) ou, en Irian Jaya, des centres de production d’Ormu Wari et de Langda (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 358-361). Quand la distance entre les villages et les sites d’extraction augmente, plusieurs communautés se partagent les droits d’accès et, au-delà de plusieurs jours de marche, aucun contrôle efficace n’est possible, par exemple pour les carrières de Yeleme situées dans les territoires Wano mais trop loin de leur village, dans les terres de chasse d’altitude, pour qu’ils puissent en contrôler l’accès (ibid.). Dans ce cas, la différence de production est visible dans la qualité des ébauches produites, plus régulières et plus longues chez les Wano qui montent régulièrement aux carrières, et par la maîtrise des rituels qui mettent la Mère-des-Haches dans de bonnes dispositions et autorisent une exploitation fructueuse. Il s’ensuit donc une collaboration entre les étrangers de passage (les Dani), qui ne viennent souvent qu’une seule fois dans leur vie et maitrisent moins bien le savoir-faire de l’extraction des blocs (ibid., p. 369), et les résidents des vallées qui obtiennent des biens en échange de leur aide matérielle (guide, conduite de l’exploitation) et spirituelle (rituels). L’approvisionnement direct cesse quand les distances sociales sont trop grandes et quand monter une expédition serait un trop grand risque, entaché de trop d’aléatoire pour être tenté par un groupe. L’échange de lames polies est alors seul en lice et les objets passent ainsi de main en main selon les axes préférentiels des réseaux de relations.

Cette fringale de lames de hache est motivée par l’échange qui permet aux hommes d’afficher leur statut et de se positionner dans la société. Le besoin de lames de hache pour les échanges règle le rythme des exploitations et donc de la production de lames polies neuves. Ainsi, chez les Dani de l’ouest, quand un nombre suffisant de personnes a besoin d’ébauches pour échanger, une expédition collective à Yeleme est décidée (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 358-361). Il en est de même pour les décisions d’aller exploiter les carrières chez les Tungei (Burton 1984). La motivation économique n’est donc pas primordiale dans la production qui ne suit pas de rythme régulier. Le but d’une expédition est de fabriquer le plus possible d’ébauches et pour cela, une entreprise collective est la plus rentable (Pétrequin ibid.) : elle seule permet une exploitation intense des carrières rouvertes pour l’occasion qui permet d’accéder à la roche fraîche, de meilleur qualité et d’extraire le volume suffisant pour sélectionner les blocs les plus longs et les plus réguliers. Ces grandes expéditions permettent aussi de mettre en oeuvre les rituels performants qui livrent la bonne roche aux hommes (Burton 1989). Cet auteur a poussé ce fait dans ses conséquences ultimes en considérant les Tungei comme des producteurs motivés uniquement par l’échange : à chaque expédition collective, chacun reçoit par redistribution entre 10 à 50 ébauches, dont plusieurs de grande longueur (entre 20 et 30 cm environ) qui sont privilégiées pour les paiements de mariage dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour des villages Tungei (ibid.). La réalisation de lames polies destinées à l’outillage est une activité seconde effectuée conjointement lors de ces expéditions, qui permet d’alimenter les réseaux d’échanges à plus longue distance.

Le déclenchement de la production est donc tributaire de la nécessité d’échanger pour les communautés ayant un accès direct aux carrières. L’échange n’est donc pas une conséquence mais la cause même de la production de lames polies, et explique, selon Burton, l’existence d’une forte structuration des réseaux et des centres de production (ibid.). L’analyse développée entre les hautes vallées de la Wahgi et de la Jimi permet d’expliquer pourquoi toutes les roches aptes à fabriquer des lames polies ne sont pas exploitées et pourquoi toutes les carrières n’ont pas le même rayonnement. L’existence d’une grande carrière (telles celles de la Tuman) requiert un savoir-faire important pour extraire la meilleure roche et les plus longues ébauches, et chaque expédition est une entreprise à risques élevés, tant physiques (travail dangereux et laborieux) que spirituels (les rituels peuvent échouer). De plus, pour écouler les ébauches produites, il est nécessaire qu’un réseau d’échange solide soit en place. Il y a donc une contingence historique qui explique que lorsqu’une grande carrière existe, elle empêche de fait l’ouverture de nouveaux points d’extraction par son rayonnement, ou du moins les autres carrières ont-elles des productions limitées et de qualité moindre. Les rares datations C14 obtenues pour les grandes carrières réputées tendent à démontrer cette interprétation. Ainsi les plus anciennes lames polies en cornéennes des carrières de la Tuman sont datées de 1000 à 2500 ans avant le présent (Burton 1989). A Yeleme, dans la grande carrière de l’abri de Wang-Kob-Me, des charbons associés à des déchets d’exploitation sont datés autour de 1000 av. J.-C. calibré (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 92). Les carrières les plus réputées de Nouvelle-Guinée seraient ainsi exploitées depuis 1000 à 3000 ans.

Notes
162.

Nous employons le présent pour décrire des situations ethnographiques qui appartiennent en fait en grande partie au passé. Les auteurs cités ont travaillé sur des populations qui avaient abandonné tout ou partie de l’usage des haches à lame de pierre polie, mais dont certaines personnes âgées connaissaient encore les techniques de fabrication et d’usage, pouvaient les reproduire et expliquer le fonctionnement des échanges.

163.

Dans cette section, nous employons la publication dense de A.-M. et P. Pétrequin en faisant référence de préférence aux pages de synthèse (p. 349-396), qui offrent une confrontation de toutes les données acquises en Irian-Jaya, mais les exemples précis sont développés dans les présentations monographiques du corps de l’ouvrage.