1.2.2 Phase 2 : premières relations transalpines

Cette tendance structurelle apparaît encore plus nettement dans notre phase 2 (carte 39), que nous mettons en correspondance avec l’implantation néolithique au nord des Apennins, dans l’Impressa récent, puis avec le développement de groupes culturels en interrelations dans toute l’Italie du Nord (Neolitico antico padano ; cf. p. 80). Durant cette phase peuvent être reconnus les premiers indices tangibles de l’intérêt porté aux Alpes occidentales et à leurs roches. L’implantation de sites de production dans la vallée du Tanaro (Alba), reconnue comme ancienne, est encore liée aux gîtes des Apennins (massif de Voltri) , mais cette fois sur leur versant septentrional (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a). Mais il est probable que le site de Vaie/Rumiano dans la basse vallée de Suse soit occupé durant cette phase et qu’il ait à voir avec la production de lames polies en éclogites, cette fois issues de gîtes alpins s. géogr. Cette implantation dans les têtes de vallées alpines peut être corrélée avec les indices de présence dans l’ensemble de l’ouest de l’Italie du Nord (Bagolini et Biagi 1977a). Cette probable mise à profit des éclogites alpines s. géogr. s’accompagne des premières preuves de diffusions transalpines en Valais à Sion/Planta. Il est de ce fait probable que le peuplement des hautes plaines du Piémont, au pied des reliefs alpins, et, en corrélation, la découverte des gîtes d’éclogites (au moins, dans un premier temps, des affleurements allochtones des dépôts tertiaires) puisse être un fait général en Piémont dès cette période.

Dans les Alpes françaises et le moyen bassin du Rhône, il est difficile de distinguer une évolution au sein du Néolithique ancien mais il convient de relever l’intérêt du Cardial pour les reliefs préalpins et intra-alpins. Ainsi, les Préalpes sont parcourues et intégrées aux territoires Cardial dès les phases anciennes de la séquence régionale de cette culture (Beeching 1999b) ; sur ces sites apparaît l’usage du quartz hyalin, en particulier à La Motte-Chalancon/Baume du Rif, quartz qui provient au moins pour partie des massifs cristallins externes (Brisotto 1999). Cet attrait se précise avec le site de Vif/Saint-Loup, où un petit lot de céramique démontre sans ambiguïté des liens avec la dynamique culture de Fiorano de la plaine du Pô (Beeching ibid. ; p. 80). Il nous semble donc que dans cette phase chrono-culturelle marquée par le dynamisme des cultures néolithiques des plaines d’Italie du Nord (Bagolini et Biagi 1976), s’établissent les premiers contacts archéologiquement perceptibles entre le Piémont et le moyen bassin du Rhône, à travers les reliefs alpins. Le fait ne saurait surprendre puisque de tels contacts sont avérés entre les groupes d’Italie du Nord et les cultures danubiennes du nord des Alpes (Bagolini 1990a).

Du point de vue des roches tenaces, deux arguments vont dans le sens de ces relations. D’une part, les bracelets en roches tenaces, qui sont fabriqués en parallèle aux lames de hache dès le plus ancien Néolithique de Ligurie, sont également bien attestés dans une phase récente du Néolithique ancien/début du Néolithique moyen ligure (notre phase 2 ; Tanda 1977) et se retrouvent à l’ouest des Alpes jusqu’à l’Atlantique, fait que nous mettons en corrélation technique et chronologique avec le goût pour les très grands anneaux-disques à l’échelle de la France (carte 30). S’il nous semble hasardeux de mettre sur le compte de diffusions directes d’objets les interactions visibles dans les bracelets, dans la mesure où précisément les grands anneaux-disques sont inconnus en Italie, il est en revanche clair que ces parures démontrent l’existence de liens culturels nets à travers les Alpes occidentales et bien au-delà. Il convient de rappeler à cet égard l’hypothèse émise par G. Tanda à propos de la présence de ces bracelets en roches tenaces (fabriqués en Ligurie ou en Piémont) en Sardaigne (Tanda 1977) : cet auteur propose de les mettre en relation avec la circulation inverse de l’obsidienne sarde en direction de la Ligurie, les plaines d’Italie du Nord et la Provence orientale. L’idée d’échanges entre la Sardaigne et l’Italie du Nord peut être proposée, mais pas simplement sur la base d’une réciprocité entre obsidienne et bracelets : les premières ne sont diffusées qu’en faible nombre sur le continent et les seconds ne sont d’aucune utilité économique. Pour reprendre l’idée de J. Courtin pour la Provence, il est possible que l’obsidienne sarde apportée sur le continent soit l’accompagnant de produits non conservés, en particulier le sel marin (Courtin 1974, p. 69), bien pouvant avoir une forte valeur d’échange (cf. supra). Il est donc possible de voir dans les circulations de bracelets (ou des personnes qui les portent ?) les indicateurs de relations fondées sur des échanges de biens à longues distances, plusieurs centaines de kilomètres, au moins entre les îles et l’intérieur du continent. Cette idée peut être transposée aux Alpes occidentales qui partagent le goût pour les bracelets de toutes dimensions en roches tenaces de part et d’autre des reliefs. Néanmoins, la valeur d’échange des bracelets et des lames de hache n’est sans doute pas comparable et seule une appréciation des valeurs relatives de chaque catégorie d’objet, si cela est possible, permettrait de comprendre le détailo des mécanismes d’échanges.

Un second argument en faveur de l’établissement précoce de relations solides de part et d’autre des Alpes occidentales est la reconnaissance de la production en Piémont de très grandes lames polies surtout en éclogites, de haut savoir-faire technique mais de finition peu soigné («type Zermatt»), qui se retrouvent placées en dépôts isolés. La datation de ce type n’est pas certaine et une probable diachronie doit exister entre l’implantation des communautés néolithiques et ces fabrications, ce qui permet sans doute de placer ces grandes lames polies à un stade récent de notre phase 2. Mais deux faits remarquables sont à relever : les plus grandes de ces lames polies se retrouvent au-delà de la ligne de partage des eaux Pô/Rhône, en Valais et en particulier en altitude où, second point, elles peuvent être déposées intentionnellement (carte 36). Seul le cas de Zermatt est irréfutable, mais nous avons étudié la possibilité d’autres dépôts. Ces dépôts sont aussi présents sans doute dans les régions de production, en particulier à Vaie/Rumiano où il n’est pas possible de préciser les relations entre production, grandes haches et possible dépôt. Ces trois faits, production de grandes lames polies, diffusions de celles-ci outre-Piémont et présence de dépôts entre autre en altitude peuvent être interprétés dans trois directions complémentaires : une remontée à partir de la plaine du Piémont vers les massifs élevés où affleurent les éclogites, donc les meilleures sources
de roches ; une volonté d’appropriation des reliefs qui est à relier au dynamisme d’ensemble de ces cultures (cf. Fiorano) ; l’établissement de liens avec les communautés du versant rhodanien des Alpes. Le fait important est que ces relations s’établissent via des circulations de biens non directement utilitaires : des bracelets diffusés et reproduits dans les Alpes françaises et des grandes lames de hache pour certaines inutilisables (cf. Zermatt, Rarogne, pl. 114). Si nous parlons d’échanges, nous ne connaissons aucun terme de contrepartie du bassin du Rhône en direction des plaines du Pô, mais d’une part, aucune recherche en ce sens n’a à notre connaissance été entreprise en Piémont, et d’autre part, les contreparties peuvent ne laisser aucune trace archéologique, comme le montrent les exemples ethnographiques. Notons cependant que la production de grandes lames polies en éclogites démontre une très grande maîtrise des savoir-faire technique, et ce depuis l’extraction qui nécessite d’obtenir de grands blocs sains. Ce fait renforce le lien entre la remontée vers les massifs d’altitude où se trouvent ces affleurements, la production de grandes pièces et les relations d’échange transalpins, dans une volonté de production non économique : en effet, les producteurs savent depuis longtemps fabriquer des lames polies en éclogites de longueurs «communes». Ce besoin peut donc être interprété, selon les modèles de Nouvelle-Guinée, comme lié à l’échange en une période de mise en relation ferme de communautés auparavant disjointes de part et d’autres des Alpes. Avec leur savoir-faire de producteurs, les piémontais disposent d’un pouvoir d’échange très fort.

Toutes ces considérations reposent sur des faits encore peu étayés, en particulier dans les reliefs intra-alpins. Mais ces tendances s’accentuent nettement durant la phase suivante, preuve selon nous de leur ancienneté et de leur mise en place progressive. Nos données sont trop ténues pour percevoir une évolution fine et nous sommes conscient de télescoper quelque peu des phénomènes diachrones, alors que l’état actuel des connaissance en particulier sur les céramiques permet de montrer des évolutions plus fines.

Mais, si les échanges sont générés par le corps social, il n’y a pas de déterminisme alpin. Pourquoi aller dans les montagnes chercher des roches, puis établir des liens avec des communautés ultramontaines inconnues auparavant ? Les causes sont difficiles à percevoir. Peut-être ces réseaux transalpins sont-ils établis avant le Néolithique : les points de convergence dans le Castelnovien des Préalpes françaises et de l’Italie du Nord existent (p. 75-78), et dans les Alpes centrales et orientales ainsi que dans les Préalpes françaises, l’occupation en altitude des massifs, en particulier pour la chasse, est un fait général durant le Mésolithique (Broglio et Lanzinger 1990 ; Bintz 1992). Les données font défaut pour les Alpes internes occidentales. Une autre hypothèse est la volonté de recherche des meilleures roches possibles pour les lames polies. En effet, les éclogites alpines s. géol. sont connues et exploitées dans les Apennins depuis plusieurs siècles quand les premières implantations néolithiques se rapprochent des Alpes. Il est probable que la reconnaissance de roches identiques à celles du massif de Voltri dans les torrents descendants des Alpes ait motivé la recherche des affleurements, mais il aurait été tout autant possible de développer des réseaux d’échanges à partir des Apennins : la rationalité économique est ici d’un faible pouvoir explicatif. A ce propos, il convient de rappeler une hypothèse récemment émise par F. Fedele, qui propose l’existence de relations transalpines dès le Mésolithique (Fedele 1999). Cette vision toute théorique est recevable (supra), mais cet auteur voit dans ces mésolithiques les premiers exploitants des roches tenaces et en particulier les jadéitites, connaissances qu’ils auraient transmises au Néolithique ancien puisque selon les travaux de M. Ricq-de Bouard, en Provence les jadéitites sont plus employées dans le Cardial que dans les cultures postérieures (Ricq-de Bouard 1996, p. 96). Nous avons détaillé les problèmes soulevés par la reconnaissance du minéral jadéite dans les objets, et en l’absence de publication des données de base de l’analyse, il est difficile de se prononcer sur les fondements de ces résultats que les analyses réalisées dans le cadre du programme CIRCALP n’ont pas confirmé. Quoi qu’il en soit, nous ne savons pas sur quels arguments se fonde F. Fedele pour affirmer que les mésolithiques potentiels des Alpes internes connaissaient et exploitaient les jadéitites.

Une troisième hypothèse, purement spéculative, peut être proposée : vue des plaines du Piémont, la chaîne alpine se présente comme une barrière crénelée abrupte et proche, puisque l’on passe de la plaine aux sommets en quelques dizaines de kilomètres. Sur la ligne de crête se détachent nettement quelques pics imposants dont le Mont-Viso, où affleurent en abondance les éclogites, les glaucophanites et diverses autres métabasites. Est-ce l’attrait pour l’inconnu, le grand, l’élevé, qui a poussé les hommes a relever le nez de leurs galets de torrents pour s’élancer vers les cimes ?