1.2.3 Phase 3 : le Néolithique moyen I, consolidation des échanges transalpins

Avec la mise en place généralisée du complexe de la culture des Vasi a Bocca Quadratta en Italie du Nord (style méandro-spiralique, dit VBQ II), et, dans le bassin du Rhône, l’émergence du phylum Saint-Uze puis, en parallèle, du Chasséen le plus ancien, les données concernant les échanges transalpins se précisent nettement, encore que là aussi, seule la corrélation des faits permet de leur donner une cohérence. Ce qui pouvait être perçu comme des tendances en cours de matérialisation dans la phase précédante apparaît alors comme un système pleinement constitué. Il est assuré que la production de lames polies en éclogites dénote une hausse des savoir-faire : les quelques galets reconnus dans le Cardial ne sont plus, les longueurs des produits tendent à augmenter, le façonnage de type A, longuement bouchardé, est seul présent, le polissage est peu développé. Ces faits peuvent être mis en parallèle avec le haut savoir-faire probablement acquis antérieurement avec la maîtrise des affleurements, la sélection des roches (recherche des grains fins ; p. 111) et la capacité technique à produire de grandes pièces. De fait, il est probable que le «type Zermatt» ait une durée de vie assez longue et soit encore produit durant cette phase. Les sites démontrent également cette accentuation de l’emprise humaine sur les productions : l’implantation de sites de production aux têtes de vallées est avérée (Rocca di Cavour) et d’autres sites VBQ de statut encore incertain occupent les basses vallées. La grande ébauche de Vollein peut s’inscrire dans cette phase (pl. 56), ou peut-être même être antérieure. Tous les données tendent à
montrer que cette mainmise sur la production des lames polies en éclogites est à mettre à l’actif des communautés VBQ, fait souligné par le caractère commun des lames polies en tombe (Pedrotti 1996) et la production de bracelets en roches tenaces.

Mais sur le versant français des Alpes, la question de la transformation des modalités d’acquisition des lames polies en éclogites doit être posée. En effet, parmi les sites de production reconnus dans le Diois, celui des Clapiers A à Recoubeau est occupé, en l’état actuel des connaissances, au Néolithique ancien et moyen I, sans occupations postérieures. Le fait, s’il se confirme, indiquerait la possibilité d’une production sur éclogites au moins durant notre phase 3 dans le Diois, mais la prudence est de mise face à des données de ramassages de surface. Plus sûrement, l’apparition du «type Bégude», grandes lames polies très régulières et longuement façonnées doit être placée selon nous durant cette phase. Nous avons montré que le «type Bégude» requiert pour sa fabrication un très haut savoir-faire dès l’extraction et que des ébauches bouchardés peuvent être présentes dans la vallée du Buëch (carte 36). Il y a là une contradiction puisque nous ne pouvons démontrer formellement l’existence de sites de production dans ces régions à cette période. Nous avons proposé de voir dans ces faits deux tendances complémentaires : la production des lames polies de «type Bégude» dépend pour partie des carrières d’altitude des massifs intra-alpins, sous contrôle probable de communautés VBQ ; mais en parallèle, les communautés des Préalpes françaises cherchent à s’assurer la maîtrise progressive de la production. Ces tendances entrent pleinement dans le cadre d’une interprétation en termes d’échanges et de logique de producteurs. Jusqu’à preuve du contraire, les implantations pérennes néolithiques ne peuvent être à proximité immédiate des carrières d’altitude (cf. infra), elles sont donc au mieux placées dans les basses vallées pour le VBQ, et bien plus éloignées pour le versant français. Vu l’éloignement entre les carrières et les habitats, les éventuels droits de propriété ne peuvent s’exercer de manière efficace et il est donc probable que toutes les communautés néolithiques ont pu avoir accès direct aux carrières, moyennant des expéditions de longues durée, seules capables de fournir, selon les modèles néo-guinéens, de grandes ébauches en quantité et en qualité (supra). Ces expéditions ne sont possibles que par les relations établies entre les communautés et ne peuvent que se renforcer si l’on veut pouvoir poursuivre les exploitations. Rappelons en outre que les communautés issues des premiers peuplements néolithiques de la plaine du Pô maitrisent un haut savoir-faire de travail des éclogites (supra), que les habitants du bassin du Rhône n’ont pas. Comme pour les Wano dans le massif de Yeleme, les détenteurs des meilleurs savoir-faire, les connaisseurs des itinéraires d’altitude transalpins et les propriétaires des carrières sont donc les communautés VBQ des vallées piémontaises, placées en position de force par rapport à celles du versant français.

Il est possible de pousser plus loin le modèle ethno-archéologique de Yeleme dans ses conséquences historiques. La nécessité d’entretenir des relations étroites avec les communautés détentrices des savoir-faire se manifeste par le besoin constant de réaffirmer ces liens, et, à terme, par une politique délibérée d’alliances avec les partenaires d’échanges afin de s’assurer toujours plus en amont (au sens métaphorique et physique) la maîtrise de la production et des sources d’éclogites. Un élément archéologique va en ce sens. L’influence du VBQ dans le bassin du Rhône se précise grâce aux travaux récents et apparaît conséquente et constante (Beeching 1999b) : bien que les vases ne soient jamais nombreux sur les sites, exception faite de Simandres/les Estournelles, le nombre de sites où ils apparaissent ne cesse d’augmenter. Mais le point important est qu’il ne s’agit pas de circulations de pots depuis le Piémont : aucun indice pétrographique ne va dans ce sens. Les points communs sont la technique de fabrication, la forme quadrangulaire ou quadrilobée de l’embouchure et le fond aplati ou plat ; mais les décors de méandres et de spirales sont inconnus, de même que les pintadere et les figurines humaines qui sont les marqueurs les plus nets de l’identité du VBQ en Italie du Nord (Bagolini 1980, 1998). Dans le bassin du Rhône, l’influence VBQ se marque donc par la technique de fabrication et la forme des pots et ne reproduit aucun des signes possibles d’un système idéel d’appartenance culturelle. Or, d’après les enquêtes ethnographiques transculturelles, il est hautement probable que la fabrication des poteries néolithiques soit une activité féminine (Murdock et Provost 1973). Nous proposons donc de voir dans ces pots VBQ rhodaniens la trace de la présence de femmes qui ont grandi dans des communautés VBQ où elles ont appris à faire des pots VBQ puis qui ont été transposées dans un milieu culturel étranger où elles ont reproduit leur technique et leur répertoire de formes propre, mais sans y ajouter le système signifiant du décor. Replacée dans le cadre d’échanges transalpins et du besoin d’alliances étroites de la part des communautés du bassin du Rhône, cette hypothèse permet de proposer que ces femmes soient le vecteur de ces alliances, par le fait qu’elles seraient données en mariage pour établir ou renforcer des liens entre les habitants des deux versants. On nous objectera immédiatement que ces déplacements de femmes s’effectuent dans le même sens que les lames de hache en éclogites, ce qui infirme la démonstration. Au contraire, il faut se placer à un niveau supérieur et considérer ces échanges comme une stratégie d’ensemble par échanges réciproques destinés à resserrer les liens entre les deux versants. Car si les rhodaniens ont besoin de grandes ébauches, les piémontais ont besoin de partenaires transalpins pour l’échange car du côté italien, des ateliers puissants et concurrents sont implantés au nord des Apennins (Venturino-Gambari 1996) : les débouchés vers l’est sont faibles et en tous cas, les producteurs alpins n’auraient pas cette position favorable. Quelles que soit les relations entretenues entre les deux versants, le besoin d’échanger est donc réciproque et chacun a tout intérêt à maintenir à en renforcer ces liens164.

Ce point de vue est conjectural et ne peut être validé que par la reconnaissance de termes d’échanges sur le versant piémontais des Alpes. Ce pourrait être des femmes (i.e. des influences céramiques ?), dans la logique stricte des alliances matrimoniales, mais peut-être aussi le versant français a’t-il produit des ressources non conservées qui constituaient de puissants termes d’échanges. Les haches en éclogites, et en particulier les plus grandes, non fonctionnelles, occultent peut-être à nos yeux d’autres produits de forte valeur. Mais il est un fait qui émerge, la forte valeur des éclogites alpines, qui s’applique aussi au quartz hyalin qui durant cette phase circule tant dans les Préalpes françaises que dans la plaine du Pô. Dans les Préalpes, les sites de La Grande Rivoire et surtout de Varces, dans le Sillon alpin, ont une économie lithique qui tire parti de manière importante du quartz hyalin des massifs cristallins externes proches, avec, au moins pour le deuxième site, un approvisionnement direct sur les affleurements en place (Brisotto 1999). En Emilie, à plus de 250 km des sources alpines, le quartz hyalin est présent sur le site VBQ de Razza di Campegine, aux côtés de l’obsidienne liparote qui circule au sein du VBQ (analyse Cremaschi relatée in Thorpe, Warren et Barfield 1979). Il y a donc bien une orientation préférentielle des réseaux d’échange pour des biens dont la fonction économique ne passe pas au premier plan : dans les Préalpes françaises, le silex abonde, et le site de Campegine est largement alimenté en silex par les Monti Lessini. Cette orientation des réseaux qui prend place dans une hiérarchie interne aux groupes culturels est transcendée par le système d’échange transalpin des éclogites qui relie des communautés différentes (VBQ/Saint-Uze et Chasséen ancien).

Quoi qu’il en soit, cette interprétation basée sur un modèle de fonctionnement ethno-archéologique permet par contrecoup de proposer une explication à la disparition ou à la forte récession des productions de lames polies en roches tenaces régionales dans le bassin du Rhône. Seules les éclogites et les jadéitites peuvent servir à fabriquer de grandes lames de hache (chapitre 3) et le savoir-faire nécessaire et les carrières étaient entre les mains de producteurs des vallées piémontaises. Comme les relations transalpines étaient en place, au moins à titre exploratoire, dès la phase précédante, le système d’échange a de fait empêché sur un plan pratique l’exploitation d’autres roches plus proches dans le bassin du Rhône, selon le modèle développé dans la Wahgi (Burton 1989 ; cf. supra), par absence de débouché d’échange pour d’éventuelles autres roches et par la force des relations établies depuis plusieurs siècles.

Cette interprétation est argumentée essentiellement à partir du courant de diffusion des éclogites du Sud-Piémont (région du Mont-Viso ?) vers le bassin de la haute Durance, du Buëch et des Préalpes drômoises puis la moyenne vallée du Rhône, où la cohérence du système est indiquée par le «type Bégude» au sens strict (carte 36). Mais nous pouvons extrapoler cette analyse dans le Nord-Piémont et peut-être le Val d’Aoste en direction du Dauphiné et de la Savoie, où le «type Bégude» au sens large est bien implanté en corrélation avec des dépôts isolés (Vétraz-Monthoux) et où les vases VBQ sont également reconnus (cf. p. 77). Mais dans ces régions, les données sont trop imprécises pour servir de support à une interprétation.

Néanmoins, ce modèle souffre de l’indigence des données sur le versant français des Alpes internes. En effet, il est possible que ceux-ci aient connu des implantations culturelles affiliées au VBQ, ce qui changerait de beaucoup les données du problème car l’accès direct aux affleurements d’éclogites à partir des Préalpes ne serait alors plus possible. Dans ce cas, les populations affiliées au Saint-Uze seraient encore plus dépendantes du VBQ pour leur approvisionnement en ébauches. Nous avons exposé les arguments symboliques qui nous semblent aller contre cette idée (absence de pintadere, de décors méandro-spiraliques, de figurines dans le bassin du Rhône). Mais il y a là une vision réductrice des dynamiques culturelles qui oppose terme à terme des groupes sur des bases matérielles dont nous ignorons le degré exact de correspondance avec les identités communautaires. Il nous semble cependant que la notion d’échanges et de stratégies d’alliances peut être un outil efficace pour rendre compte des variabilités culturelles, en particulier dans le domaine sensible de la céramique. Mais les propositions que nous avançons devront être passées au crible des nouvelles fouilles et du renouvellement de la réflexion.

Notes
164.

Comme l’a écrit M. Godelier à propos des Baruya, même avec ses pires ennemis, la guerre d’extermination totale est impossible car il faut bien avoir des partenaires pour recevoir leurs produits indispensables, leur échanger son propre sel et surtout, détourner vers eux les mauvais esprits et les maladies (Godelier 1982, p. 185-186).