1.2.4 Phases 4 et 5 : Néolithique moyen II : restructuration du système de production et de diffusion transalpin

De profonds changements dans la structure de la production et de la diffusion des lames de hache en éclogites se font jour durant le Néolithique moyen II/Neolitico recente, qui peuvent être mis en parallèle avec l’imprégnation de l’ensemble du bassin du Rhône, des Alpes occidentales et d’une bonne partie de l’Italie du Nord par le Chasséen et les groupes culturels apparentés (Cortaillod, Lagozza ; Bagolini 1980, 1998).

Au niveau technique se produit une modification dans les supports en éclogites, avec l’apparition des éclats, une baisse relative des longueurs des produits et l’augmentation du façonnage par polissage au détriment relatif du bouchardage. Ces faits plaident pour une mutation dans l’ensemble des chaînes opératoires de fabrication qui peut être perçue comme une baisse relative de savoir-faire. En parallèle, l’émergence de centres de production dans la vallée du Buëch, le Diois, le Sillon alpin et la cluse de Chambéry, malgré les aléas de la documentation, peut être placée sans conteste durant cette période (p. 334-338). Il est donc possible de voir une relation étroite entre l’impact manifeste du Chasséen dans les reliefs internes des Alpes (illustré par Chiomonte) et bien au delà en Italie du Nord, et la restructuration des modes de production des lames polies en éclogites. Nous avons traduit ces faits en termes de prise de contrôle de la production de la part des communautés implantées dans les Préalpes françaises. Dans cette optique, l’interprétation des mécanismes d’échanges présentée pour les phases 2 et 3 trouve ici son développement. Nous voyons avec l’influence du Chasséen dans les hautes terres alpines l’aboutissement de l’intensification des alliances et des échanges, jusqu’à une mise sous contrôle de la production jusqu’aux sources elles-mêmes, mutation qui se traduit par l’installation de sites de production dans le Sillon alpin et la vallée du Buëch.

Bien entendu, ce schéma explicatif demeure très flou, à cause du caractère trop lacunaire de nos données, et ne permet pas de fournir une interprétation historique précise : s’agit-il d’un processus évoluant en continu par le simple fonctionnement du mécanisme des échanges et des alliances, de plus en plus amplifiés, ou y a-t’il rupture par d’autres modalités de changements, de type guerre par exemple ? Quoi qu’il en soit, le Chasséen développe le système de production de lames polies en éclogites sur une échelle géographique inégalée, puisque les sites de bouchardage et peut-être de taille du Sillon alpin et du Buëch ne sont jamais à moins de 100-120 km des sources d’éclogites (carte 24). L’explication selon nous est d’ordre géographique, par la mise à profit des cours d’eau descendant des Alpes internes, mais aussi d’ordre social : malgré de probables gradations et nuances, peut-être des spécialisations régionales, la relative unité chasséenne permet le développement d’un système de production de grande ampleur spatiale. Nous verrons plus loin qu’une autre explication d’ordre socio-économique peut également être avancée (mobilité structurelle liée au pastoralisme), mais il est clair que ce système fonde une puissance de diffusion des productions importante. Il semble donc se produire un changement d’échelle à la fois dans les productions de lames polies utilitaires (disparition des très grandes pièces, façonnage moins investi) et dans les diffusions, qui semblent plus importantes au-delà du bassin du Rhône, bien que dans ce domaine les données sûres soient peu nombreuses : nous les avons détaillé pour la Bourgogne et le Languedoc (p. 347-352) mais la recherche de ces diffusions pourrait sans doute nous en apporter d’autres preuves.

Ce passage entre, au Néolithique moyen I, des échanges motivés par de grandes pièces exceptionnelles («type Bégude») et, au Néolithique moyen II, des échanges plus massifs de pièces plus communes, c’est-à-dire, le passage d’échanges qualitatifs à des échanges quantitatifs peut être expliqué selon deux voies. D’une part, l’extension spatiale du système de production fait que, des Préalpes drômoises à la plaine du Pô, l’accès aux lames polies en éclogites est beaucoup plus facile, et suscite donc moins d’enjeu de la part de personnes qui sont socialement plus proches des producteurs, voire sont elles-mêmes productrices. Cet aspect trouve un point d’appui dans le fait que les bracelets en roches tenaces (surtout des serpentinites) sont encore en usage durant le Chasséen récent de la moyenne vallée du Rhône, preuve d’une certaine familiarité avec les roches alpines (carte 30). Il en est de même pour les billes dont les exemplaires rhodaniens sont parfois fabriqués en serpentinites (carte 32). Autre argument, la circulation du quartz hyalin durant le Chasséen récent, issu des Alpes cristallines s’inscrit dans la continuité avec les périodes précédantes mais ces objets sont retrouvés sous forme de lamelles jusqu’en moyenne vallée du Rhône (Brisotto 1999).

D’autre part, l’intensification de la production et de la diffusion des éclogites dénote une mise en circulation des biens beaucoup plus générale dans le cadre d’échanges toujours plus intenses. Nous retrouvons cette idée pour d’autres catégories de biens circulants dans les Alpes ou aux alentours. Nous rappelons le cas des silex blonds de Provence occidentale dont l’usage connaît une apogée durant le Chasséen récent avec une restructuration du mode de débitage (circulation de nucléus préformés et débitage à la pression) et une augmentation sensible des diffusions (Binder 1991, 1998). Il en est de même pour l’obsidienne où, au sein de la sphère chasséenne, les sources sardes prennent le pas sur les sources liparotes communes durant le VBQ de style méandro-spiralé. La complexité des modes de diffusions est illustrée par le site de Pescale en Emilie où 950 pièces en obsidienne de l’occupation Chasséen/Lagozza contrastent avec les rares exemplaires haibituellement présents sur les sites, ce qui atteste une forte structuration des circulations (Thorpe, Warren et Barfield 1979). De même, c’est durant le Néolithique moyen II que les mines de variscite de Can Tintorer à Gavà en Catalogne connaissent un développement conséquent avec des diffusions de perles en Languedoc (Blasco, Edo et Villalba 1992 ; Roscian, Claustre et Dietrich 1992). Nous en avons identifié un exemplaire sur le site des Moulins à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Thirault, Santallier et Véra 1999).

La notion de contrôle des échanges (p. 359-363 et supra) peut s’appliquer également pour cette intensification des circulations de biens. Il apparaît ainsi que les grands sites de la vallée du Buëch (Sigottier/la Plaine) et du Diois (en particulier, les sites de la confluence Bès-Drôme) concentrent la production des lames de hache et des objets en obsidienne et en quartz hyalin, avec en particulier la présence conjointe de nucleus à lamelles et de leurs produits (Brisotto 1999). Dans la logique de l’intensification des circulations et de l’évolution des échanges, nous pourrions interpréter ces sites comme des lieux d’échanges de biens, tels que décrits en Nouvelle-Guinée : des lieux où se réunissent de manière régulière de nombreuses personnes qui échangent sur des durées très courtes des biens de toutes natures amenés parfois de loin (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 388-392). Le problème vient du fait que, normalement, ces lieux devraient être exempt de biens puisqu’ils sont censés passer de main en main et repartir avec leurs nouveaux propriétaires. Il faut donc admettre, dans cette hypothèse, que les termes principaux des échanges sont absents des vestiges archéologiques, soit qu’ils aient été emportés hors des sites, soit qu’ils ne laissent pas de traces (nous pensons en particulier, outre au sel, à du bétail ; cf. infra). Dans ce cadre, rappelons l’hypothèse d’une circulation conjointe de l’obsidienne sarde et du sel marin (Courtin 1974, p. 69) : il est possible que l’obsidienne soit un accompagnant du sel, et demeure sous forme de lamelles à chaque étape où celui-ci est échangé.

Pour ce qui concerne les lames polies en éclogites, cette interprétation en termes d’intensification des échanges trouve une contradiction dans le fait reconnu (p. 490) de la disparition, dans les productions en éclogites, des grands modèles à forte valeur d’échange et à l’existence d’une production sur les sites qui sont pressentis pour être des lieux d’échange. Pour le second point, le fait que ces sites concentrent la production et les lames polies achevées est une objection de poids puisque nous avons vu une corrélation entre le nombre de lames polies achevées sur un site et la présence d’une production (p. 407), ce qui est illogique si ces lames polies, mêmes produites sur place, sont destinées à être échangées sur les sites mêmes. Pour le premier point, la réorientation de la production pour la fabrication uniquement de lames polies utilitaires et de moindre investissement technique, parallèle à une baisse de valeur de l’objet (cf. infra) permet de penser que les structures de l’échange se sont modifiées entre le Néolithique moyen I et II : durant les phases récentes du Chasséen, le besoin de lames polies prend une dimension plus utilitaire qu’ostentatoire.

L’interprétation prend ici le chemin des questions de densité de population et de milieu transformé par l’homme : en Irian Jaya, P. Pétrequin voie un lien entre l’augmentation de la densité de la population et l’intensification des échanges compétitifs, entre autres pour les paiements de mariage (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 388-392). Or, s’il y a bien des signes d’une restructuration sociale profonde durant le Chasséen récent dans le moyen bassin du Rhône (Beeching 1991), celle-ci ne prend pas nécessairement la forme d’une augmentation de population et d’une compétition exacerbée qui sont par ailleurs à démontrer. Une mutation socio-économique globale induisant de nouveaux modes de relation au territoires liés à la prise d’importance du pastoralisme peut être mise en avant (Beeching, Berger et alii 2000). Ce modèle esquissé d’un fonctionnement des échanges dans le cadre de communautés où la mobilité n’est pas le fait de quelques hommes mais est un mouvement de fond nous parait être une alternative sérieuse à cette notion d’échanges compétitifs, et sera développée plus loin. Mais il faut relever que ces voies interprétatives ne sont pas forcément antinomiques et peuvent se compléter selon les régions. Nous avons dans ce paragraphe surtout tiré parti des faits mis en évidence dans le moyen bassin du Rhône et le Sud Piémont, mais les Alpes du Nord, le haut Rhône et le Nord Piémont sont à intégrer pleinement dans la discussion, bien que les recherches y soient moins développées et que ces régions se démarquent sensiblement du modèle alpin, comme nous le verrons plus loin.