2.1 Une évolution non linéaire

Rappelons que le développement chronologique des différentes productions en roches tenaces alpines apparaît, au terme de notre travail, comme plus ancien et plus complexe que ce qu’il en avait été dit auparavant. Les conséquences de la fréquentation assidue de la montagne intra-alpine dans le double but des échanges transalpins et de l’exploitation des roches en altitude sont immédiates pour les modalités de la néolithisation des reliefs. Dès la fin du Néolithique ancien, les hautes terres sont parcourues, explorées, reconnues, ce qui implique une véritable humanisation de la montagne, au sens donné par A. Beeching à ce terme (Beeching 1999a) : le processus d’appropriation des hauts reliefs est pleinement engagé dès cette phase et ne peut être compris comme le prélude à une colonisation à venir, puisque ces régions élevées sont impropres à toute implantation pérenne avec les connaissances techniques du Néolithique165. De même, dans les Préalpes du Sud, l’avancée des recherches sur les modalités de fréquentations des reliefs dès les phases anciennes du Néolithique permet de reconsidérer la vision d’un front pionnier de colonisation (Beeching 1995a). La présence du Cardial jusqu’en Chartreuse démontre la mise en place d’un réseau de parcours et d’humanisation de l’espace qui ressemblent fort à la mise en place de territoires qui par ailleurs, pour les Préalpes, sont pleinement appropriés depuis le Mésolithique (Bintz 1992).

Selon nous, le modèle développé par A. Gallay doit donc être révisé (Gallay 1989 ; cf. p. 40). Dans une perspective globalisante, il est indéniable que les Alpes connaissent une évolution en relation avec les processus historiques en oeuvre dans l’ensemble du Néolithique. Mais il nous semble qu’une vision purement évolutionniste, malgré des nuances possibles et des décalages entre les régions, du devenir des sociétés alpines ne permette pas de rendre compte des données nouvelles présentées dans ce travail. Il est en effet difficile de mettre sur le compte d’une colonisation progressive avançant de front de la plaine vers les sommets, du Néolithique ancien au Néolithique final, le fait central de notre analyse : les régions les plus élevées des Alpes occidentales sont parcourues, traversées, explorées et exploitées au moins dès le début du Néolithique moyen, voire très probablement dès la fin du Néolithique ancien, c’est-à-dire sans grand retard par rapport à l’implantation reconnue des premières communautés néolithiques dans les plaines du Piémont. Selon nous, ce fait doit être compris comme une appropriation des reliefs qui très vite deviennent des territoires à part entière, avec leurs itinéraires, leurs droits de propriétés (au moins dans les secteurs sensibles des affleurements d’éclogites), leurs interdits, etc. Dès cette période, la haute montagne est pleinement intégrée aux territoires humains.

Trois faits permettent d’appuyer cette idée. D’une part, la présence de dépôts intentionnels et isolés de longues lames polies de «type Zermatt» ou affiliés en altitude et/ou le long d’itinéraires transalpins, qui indiquent clairement les parcours et la volonté de les mettre en valeur. Ensuite, le fait que le choix des hommes se porte tout de suite sur les éclogites, certes en continuité avec les roches connues dans les Apennins, mais qui dans les Alpes côtoient de nombreuses autres roches tenaces aux qualités techniques similaires. Il y a là un choix de roche qui implique la difficulté puisque les affleurements autochtones de ces roches sont en altitude, dans des milieux hostiles et d’accès impossible en hiver à cause de la neige et dangereux au printemps et à l’automne à cause des crues et des glissements de terrain. De plus, parmi les éclogites, est effectué un choix très strict puisque les variétés massives à grain fin sont de loin les plus mises en oeuvre. Ces observations peuvent être mises en parallèle avec l’examen minutieux effectué à propos des carrières de tufs à épidotes de Great Langdale dans le nord de l’Angleterre (Bradley et Edmonds 1993). Là, les hommes ont choisi d’exploiter les roches en front de taille dans les parois du sommet de la montagne, face au vide, alors que les affleurements du plateau sommital n’ont été mis à profit que de manière secondaire, sans qu’aucune différence dans les qualités mécaniques des matériaux aient pu être mise en évidence. Il y a là une volonté de distinction qui fait fi de la difficulté technique et que nous pouvons appliquer aux éclogites alpines : pour des raisons qui nous échappent, les hommes ont délibérément choisi d’exploiter les éclogites, quelles que soient les difficultés, et seulement certaines d’entre elles, ce qui implique une reconnaissance approfondie des affleurements. Troisième fait qui découle du second, ces éclogites sont chargées d’une valeur importante puisque au moins dès notre phase 3 (Néolithique moyen I), les échanges de grandes lames polies sont le lieu d’émulation entre les versants rhodaniens et padan des Alpes (p. 484-489 et infra).

Il nous semble donc qu’à un niveau général (l’appropriation des reliefs alpins) et local (telle vallée, tel affleurement), s’exprime une appropriation forte de la montagne qui suppose des mentalités et un regard sur les territoires alpins qui sont pleinement positifs : les terres intra-alpines ne sont pas des arrière-pays, des fronts à coloniser, mais sont dès cette période des territoires intégrées au système économique et social du Néolithique. Ce fait ne signifie pas que les Alpes connaissent une évolution séparée des régions alentours, bien au contraire, car comme nous l’avons montré, les réseaux d’échanges sont largement développés vers l’extérieur des Alpes : l’interaction entre le système de production et de diffusion fonde la dynamique de l’ensemble (supra). Le modèle d’A. Gallay garde donc toute sa pertinence dans la reconnaissance d’évolutions conjointes et dépendantes des unes des autres entre les Alpes et les régions alentours. Nous voulons simplement insister sur l’existence d’une dynamique propre aux reliefs alpins, basée, pour ce que nous en percevons, sur les échanges de lames de hache, et dont il faut maintenant tenter de cerner les conséquences sur la constitution possible de cultures intra-alpines.

Notes
165.

Rappelons que durant les époques historiques, les habitats permanents n’ont jamais dépassé, en Haute-Maurienne et en Queyras, environ 2000 m d’altitude, au prix d’adaptations drastiques du système agro-pastoral.