2.2 L’émergence d’une identité alpine ?

En parallèle à la forte dynamique des échanges transalpins qui débordent largement les reliefs, nous avons mis en évidence au long de cette étude un certain nombre de faits matériels qui permettent d’argumenter l’idée de l’émergence progressive au cours du Néolithique de traits culturels spécifiques aux reliefs alpins. Mais, comme il n’y a aucun déterminisme absolu d’ordre écologique ou économique pour l’implantation de l’homme en montagne, nous ne pouvons nous contenter de constater le fait et nous devons chercher à reconnaître les motivations sociales de la présence humaine dans les reliefs.

A ce point, il est nécessaire d’éclaircir l’emploi des mots «alpin» et «montagnard» qui peuvent prêter à confusion. Au sens géographique, sont «alpins» l’ensemble des reliefs des Alpes internes et des Préalpes françaises ainsi que les grandes dépressions qui les segmentent, dont la haute vallée du Rhône (le Valais), le Sillon alpin et les bassins du Buëch et de la Durance (carte 4). Nous avons au cours de l’étude cherché à distinguer clairement ces reliefs montagneux des régions proches, hautes plaines du Piémont à l’est, reliefs jurassiens au nord-est, moyenne vallée du Rhône. Mais au sein de ces régions alpines et rhodaniennes, les conditions écologiques au sens large et donc les conditions même des implantations humaines sont fort variables. Il nous semble donc que le parti d’A. Gallay de considérer les reliefs des Alpes et le bassin du Rhône non méditerranéen (Saône compris) comme une seule niche écologique, s’il permet sans conteste d’individualiser ces régions par rapport aux autres grandes niches écologiques de l’Europe, ne reflète pas exactement l’extrême diversité des reliefs alpins et des régions alentours (Gallay 1989). De fait, les tableaux évolutifs proposés concernent d’une part le bassin du Rhône (ibid., fig. 4) et d’autre part l’Italie septentrionale (ibid., fig. 5), ce qui revient à nier les spécificités proprement alpines qui demeurent dans un statut de régions périphériques. Au contraire, les modèles proposés par F. Fedele sont explicitement alpins au sens montagnard du terme, et même intra-alpin car cet auteur envisage avant tout le peuplement des grandes vallées des reliefs internes et les massifs qui les entourent, que ce soit dans les Alpes occidentales ou centrales (Fedele 1976, 1979, 1999). A. Bocquet est encore plus précis puisque sa discussion sur une individualité alpine est avant tout fondée sur la caractérisation des peuplements montagnards des grandes vallées et des massifs internes des Alpes du Nord (Bocquet 1997). Pour notre propos, nous distinguons, dans l’occupation des reliefs alpins, les régions de basses à moyennes altitudes où des implantations pérennes humaines sont possibles au moins en théorie, des secteurs d’altitude (au sens donné p. 62-63, c’est-à-dire au-dessus des habitats), domaine de haute montagne dans la perception des habitants, où les modes d’appropriation des territoires ne passent pas par des habitats mais par des itinéraires, des parcours de chasse, de pâturages, des exploitations de roche, où les roches tenaces jouent un rôle de premier plan (cf. supra).

Sur cette base, la question peut être posée de la reconnaissance d’une évolution des modes d’occupation humaine dans le sens d’une individualisation culturelle et, de manière corrélative, du rôle des roches tenaces et des haches dans ce processus. Pour les grandes vallées de basse altitude, les données ne sont pertinentes que dans le Valais. Dans le Sillon alpin et la vallée du Buëch, les sites documentés sont de fouilles ou de prospections anciennes et ne permettent pas une étude précise. En Valais, des habitats sont reconnus dans la vallée du Rhône depuis une phase récente du Néolithique ancien (sites de Sion/Planta, Tourbillon) et ensuite durant toute la durée du Néolithique (Gallay, Carazetti et Brunier 1983 ; Müller 1995 ; Baudais, Brunier et alii 1989-90). Il en est de même pour les nécropoles documentées à Sion sur une longue séquence (Baudais ibid.). Dans les basses vallées adjacentes, des preuves d’implantation (tombes) sont perceptibles dès le Néolithique moyen (Elbiali, Gallay et alii 1987). Sur la base de cette séquence, les préhistoriens valaisans ont reconnu depuis longtemps l’émergence d’une individualisation nette des expressions culturelles durant le Néolithique moyen II, avec un faciès céramique particulier au sein du Cortaillod, dit Saint-Léonard, qui n’est pas seulement une évolution locale mais doit beaucoup aux relations entretenues à travers les reliefs alpins avec la Lagozza et le Chasséen récent. Le point important pour notre propos est que les haches et de manière plus large les roches tenaces participent en plein de cette volonté de distinction (carte 41) : les éclogites sont très minoritaires durant cette phase, au profit de roches non encore identifiées mais très certainement d’origine valaisanne ; les techniques de fabrication rompent avec les traditions de travail des éclogites par l’emploi généralisé du sciage pour le débitage et le façonnage, et la disparition du bouchardage au profit du polissage. Ces transformations ne sont pas des inventions locales mais procèdent par transfert technique depuis le Plateau suisse où, pour le sciage, il s’agit de techniques courantes dans le Cortaillod. Il en est de même dans l’adoption des gaines en bois de cerf (carte 34). Par contre, l’apparition des pointes de flèches en roches tenaces polies en Valais semble être une invention du cru (carte 33 ; p. 249). En fait, durant le Néolithique moyen II, le Valais cherche plus à se distinguer des autres régions alpines qu’à se forger une individualité propre, au moins en ce qui concerne les haches et les roches tenaces : disjonction avec les réseaux d’éclogites, ouverture aux techniques de façonnage et d’emmanchement nord-alpines. Par contrecoup, cela signifie que dans les autres régions alpines doit exister une forte individualité qui offre un modèle auquel adhérer ou dont il faut se distinguer.

Dans les basses vallées alpines piémontaises et valdôtaine, les implantations humaines ne sont pas connues avant le néolithique moyen I, représentées par le VBQ qui ne se distingue pas, à notre connaissance, des sites reconnus dans les plaines piémontaises. Le seul argument avancé par les auteurs est la présence reconnue dans nombre de vallées internes (Valais, Val d’Aoste, Tarentaise, val de Suse) de tombes en cistes groupées en nécropoles, pouvant être rattachées au rituel Chamblandes. Sur cette base, A. Bocquet a proposé de reconnaître durant le Néolithique moyen au sens large la première individualisation des hautes terres intra-alpines (Bocquet 1997). Mais les cistes Chamblandes ne sont pas spécifiques aux vallées internes des Alpes occidentales du Nord puisqu’elles sont présentes sur les rives septentrionales du lac Léman, et que des connexions sont établies avec les cistes de Ligurie et celles de Catalogne (Gallay 1977 ; Moinat 1998). La réalité est donc complexe puisque ce rituel n’est pas spécifique aux Alpes mais il permet malgré tout de distinguer les Alpes de la moyenne vallée du Rhône où les coffres de dalles sont inconnus (Beeching et Crubézy 1998). Quoi qu’il en soit, durant le Néolithique moyen, nous ne percevons aucun signe de distinction des reliefs et des vallées intra-alpins sur la base des roches tenaces. Au contraire, le système de production est largement ouvert sur les grandes vallées et les reliefs péri- et préalpins.

D’une manière globale, les choses changent durant le Néolithique final, au niveau culturel comme pour les roches tenaces et les haches. Rappelons les similitudes entre les nécropoles mégalithiques de Sion et d’Aoste qui démontrent non seulement l’existence de fortes relations de part et d’autres de cols abrupts (Grand Saint-Bernard, Théodule ; carte 4) mais également de spécificités qui ancrent ces sites dans le monde alpin (p. 94). Mais là encore, il convient de distinguer les régions puisque le bas Valais et le Valais central présentent durant cette période des affinités culturelles divergentes, le premier ouvert sur le bassin lémanique et le plateau suisse, le second plus particularisé. De même, les hautes vallées du Nord Piémont (Val de Suse et Val Chisone) et celle de Savoie (Haute-Maurienne) sont regroupées par A. Bertone dans un seul groupe culturel (D.C.A.) sur la base de rapprochements effectués dans la culture matérielle (Bertone 1990a, b).

L’examen des données pour les roches tenaces et les haches permet de proposer une image plus complexe. Le système d’échange à longue distance des éclogites alpines connaît une forte régression durant le Néolithique final, mais le mode de production, avec une segmentation du façonnage, demeure selon nos données en place dans l’ensemble des reliefs alpins et préalpins (carte 42). S’il y a une distinction entre les utilisateurs d’éclogites et les autres, elle déborde largement les reliefs intra-alpins. Par contre, l’émergence de productions de pointes de flèche en roches tenaces, surtout des serpentinites, dans les reliefs intra-alpins permet de repérer une forte distinction entre les hautes vallées de ces reliefs et les Préalpes (carte 33). Les rares exemplaires au bords des lacs préalpins et jurassiens soulignent l’existence de relations privilégiées entre ces régions, dans le fil des relations d’échanges établies antérieurement et toujours actives, puisque Charavines/les Baigneurs et Annecy/Port sont alimentés largement en éclogites alpines. De tels modes de distinction par les flèches ne sont pas spécifiques aux reliefs alpins, puisque nous les retrouvons dans les reliefs drômois avec les pointes de Sigottier, avec des modalités similaires, en particulier par le rôle important joué dans le mobilier funéraire (Durand 1999). Les modes de production et de circulation contrastés de ces flèches polies démontrent la complexité de l’organisation territoriale de ces hautes vallées et reliefs mais les modalités de l’organisation entre les entités géographiques nous échappent encore. Le fait important est le choix des roches tenaces pour afficher une distinction forte, commune à toutes les vallées internes du Nord Piémont, de la Savoie, du Val d’Aoste et du Valais.

Nous percevons donc, plus que des oppositions terme à terme entre reliefs intra-alpins, Préalpes et régions alentours, des gradients de distinction qui tirent parti de la richesse en roches tenaces du coeur des Alpes pour s’exprimer, mais qui ne permettent pas de parler de groupe culturel au sens archéologique traditionnel. La notion de D.C.A. avancée par A. Bertone, si elle permet de mettre en lumière l’existence de ce centre de plus fort gradient, ne nous semble donc pas pouvoir rendre pleinement compte de la dynamique culturelle que nous percevons à partir des roches tenaces. En outre, ce jeu sur la distinction est perceptible également en négatif par le refus des régions intra-alpines et préalpines de nouveautés techniques exogènes, là encore avec des gradients : ainsi en est-il des lames de hache-marteau et autres instruments perforés, absents des régions intra-alpines, à l’exception de rares gaines perforées en Maurienne et en val de Suse (cartes 33, 34 ; p. 386-388) ; il en est de même pour le refus de la gaine à douille, donc de l’emmanchement en herminette, général au sud des avant-pays savoyards et du Valais, et ce des Alpes au Rhône (carte 34).

Mais cette gradation concentrique des degrés d’appartenance basée sur les roches tenaces est rendue encore plus complexe par la reconnaissance d’autres circulations qui sont à contre-courant et démontrent d’une part l’ouverture des reliefs intra-alpins aux influences extérieures, d’autre part leur insertion dans des réseaux de circulation à première vue étrangers aux roches tenaces. Il en est ainsi sur le site de Bessans/le Château à l’extrémité orientale de la Haute-Maurienne, où l’abondance des pointes de flèche en silex est à contre-courant de toute logique d’économie de la matière. Il en est de même aux Balmes de Sollières dans la même vallée, où l’analyse des productions céramiques démontre des influences successives largement extérieures aux reliefs alpins (inédit ; Vital, comm. orale).

Mais il est clair que la compréhension fine de ces degrés de distinction et d’appartenance culturelle doit passer par une précision beaucoup plus grande des repères chronologiques au sein du Néolithique final dont la dynamique évolutive apparaît comme particulièrement riche.