3.1 Le rôle structurant des productions et des diffusions de lames polies

Nous ne reviendrons pas sur le détail de l’analyse des structurations de la production et de la diffusion des lames polies, présenté dans les paragraphes de synthèse des chapitres 2 et 3 et repris plus haut (cartes 38 à 43).

L’ensemble des circulations de lames de hache des Alpes occidentales et du bassin du Rhône peut être vu comme un système progressivement mis en place dont les composantes fonctionnent en interaction mais sont, à une échelle supérieure, orientées par le système de production et de diffusion des éclogites alpines. La mise en place des diffusions transalpines, dans les phases 2 et 3 de notre découpage, soit entre la fin du Néolithique ancien et le Néolithique moyen I, conduit à une intégration progressive de l’ensemble du bassin du Rhône dans un système structuré en larges bandes géographiques parallèles où les objets circulent de l’est vers l’ouest (carte 18). Cette structuration est une construction historique puisque les circulations de la Ligurie vers la Provence (Impressa-Cardial) sont plus anciennes que celles entre le Piémont et le bassin du Rhône (p. 441-443). Au sein de chaque aire, les objets ne circulent pas de manière aléatoire et uniforme : au contraire, nous distinguons une structuration dans la production elle-même, avec une segmentation spatiale entre les probables sites d’extraction et les sites de façonnage, d’abord sur le versant piémontais, puis dans le Sillon alpin et la vallée du Buëch (carte 24). Une semblable structuration est perceptible ensuite pour la circulation des lames polies achevées vers l’ouest, avec un effet-seuil pour la diffusion des éclogites lié au passage du Rhône (cartes 12, 13 ; p. 123-127). Cette forte structuration implique un double contrôle au niveau de la production et de la diffusion.

Pour la production, ce contrôle est à la fois géographique et technique, puisque la fabrication des lames polies en éclogites (et en jadéitites) est toujours plus investie techniquement que celle des autres roches (p. 230-235) : le contrôle sur les savoir-faire s’opère depuis l’extraction, probablement en carrière dans la majorité des cas, jusqu’au polissage final. Du point de vue géographique, la mainmise sur la production est repérable par la répartition des sites de production, concentrés dans quelques régions circonscrites de manière à former un maillage de l’espace qui tienne compte des possibilités de circulation. L’implantation même des dépôts isolés de grandes lames polies est en relation avec ce réseau (cartes 36, 37 ; p. 467). Mais ce contrôle agit aussi de manière négative puisque le développement du système de production durant le Néolithique moyen II tend à empêcher la production de lames polies sur d’autres roches. Au niveau de la diffusion des lames polies en éclogites, le contrôle est perceptible par la reconnaissance d’effet-seuil en particulier sur le Rhône (supra), et par les circulations non aléatoires des roches exogènes aux Alpes, telles que les pièces en fibrolite issues du Massif Central ou les métapélites vosgiennes qui n’atteignent pas les régions de production des éclogites mais circulent dans les limites des régions de diffusion de lames polies achevées (carte 16).

A l’échelle des Alpes occidentales et du bassin du Rhône, cette double structuration impliquant un contrôle sur les objets fonde une dimension «alpine» des régions considérées qui dépasse largement le cadre des reliefs. Cette structuration trouve son apogée durant le Néolithique moyen où les biens mis en circulation semblent obéir à des structurations parallèles à celle des circulations d’éclogites (nous avons rappelé plus haut le cas des obsidiennes et du quartz hyalin ; Brisotto 1999), ce qui permet de poser la question de la causalités des faits. En effet, l’organisation complexe du territoire avec des hiérarchies fonctionnelles entre sites est pleinement reconnue pour le Néolithique moyen (Gallay 1983 ; Beeching 1989) mais apparaît également dès les phases précédentes, avec les perspectives ouvertes par la reconnaissance de sites spécialisés dans le Cardial et l’Impressa (Beeching 1995a, 1999 ; Binder dir. 1991 ; Barker, Biagi et alii 1990 ; p. 75-77). La différence de fonctionnement entre le Néolithique ancien et moyen peut être vue de manière schématique comme l’émergence d’une volonté de contrôle du territoire durant le Néolithique moyen, avec des sites implantés en sommets de montagne ou sur des positions clés dans les itinéraires (cols, etc. ; Beeching 1989).

Il nous semble que la reconnaissance d’une éventuelle causalité doit être recherchée dans l’histoire même des circulations de biens. En effet, nous avons montré que la mise en circulation des productions de roches tenaces alpines est extrêmement précoce, et ce tant à l’échelle des Alpes occidentales qu’à celle de l’Europe occidentale. Les structurations mises en évidence servent de support à des circulations (de biens ou d’idées) différentes selon les époques, ce qui semble indiquer l’existence de réseaux fortement ancrés dans le fonctionnement social. Ainsi, à l’échelle alpine, nous avons montré que les réseaux de circulation d’objets transalpins se mettent en place dès les premières implantations néolithiques en Italie du Nord, mais avec des objets variables : bracelets et grandes lames polies précèdent les production plus importantes de lames de hache utilitaires (cartes 39 à 41). Mais ces récurrences ne concernent pas seulement la production : les transformations de l’emmanchement avec l’adoption de la gaine au Néolithique moyen II suivent la limite entre les réseaux issus du Nord Piémont et ceux du Sud Piémont (carte 34 ; p. 397-398). De même au Néolithique final, les circulations d’objets issus des cultures septentrionales (cf. infra) sont structurées en fonction de cette même partition, puisqu’ils ne circulent que dans les régions de diffusion des éclogites et non dans celles de production, et connaissent un gradient du nord au sud marqué par un effet-seuil au niveau de la vallée de l’Isère (carte 33).

A une échelle plus grande, de semblables réseaux de longue durée chronologique peuvent être reconnus à longues distances. Ainsi, les possibles diffusions de bracelets en roches tenaces, ou du moins le goût pour les anneaux-disques inaugurent des relations entre les Alpes et les régions occidentales et atlantiques qui sont repris ensuite pour les diffusions des lames polies en éclogites alpines (cartes 30, 39 à 41). Plus tard, au Néolithique final, l’existence ancienne de ces axes privilégiés permet de comprendre les circulations d’idées en sens inverse du Bassin parisien (culture de Seine-Oise-Marne) aux Alpes du Nord, avec les hachettes-pendeloques et les gaines perforées (cartes 34, 37). En Italie du Nord, l’existence de semblables réseaux transculturels et trans-chronologiques peut être proposée pour comprendre pourquoi les obsidiennes sardes, employées durant le Néolithique ancien en Ligurie (avec réciproque pour les bracelets en roches tenaces ; Tanda 1977) connaissent à nouveau de fortes diffusions avec l’expansion des influences chasséennes durant le Néolithique moyen II. De même, la relation entretenue entre le VBQ et les sources d’obsidiennes de Lipari trouve un écho dans la présence en Italie du Sud et en Sicile de lames de hache en éclogites, dont des exemplaires à rapprocher du «type Bégude» (Leighton et Dixon 1992). Relevons enfin que les transformations dans la perception symbolique de la hache que nous avons mises en évidence durant le Néolithique moyen II avec la création d’objets-reliques se poursuit durant le Néolithique final dans l’ensemble des régions touchées par la culture chasséenne avec le dépôts de petites lames polies en sépultures collectives (p. 420).

L’existence de ces réseaux à grande distance permet de compléter la notion de périphérisation : ainsi, l’émergence de productions en amphibolites (actinolites) durant le Néolithique moyen en Bourgogne sud-orientale est antérieure à l’intensification des diffusions d’éclogites dans cette région mais postérieure à la constitution d’un axe de relations sensible à travers les bracelets en roches tenaces du Néolithique ancien (carte 30). De même, au Néolithique final, les productions en glaucophanites de basse Durance et en amphibolites et autres roches dans le bassin de l’Ardèche émergent ou réapparaissent dans des régions touchées de forte manière par les diffusions d’éclogites au Néolithique moyen.

Pour autant, les circulations de lames polies alpines ou de bracelets ne sont probablement pas la cause de ces structurations territoriales, pour deux raisons majeures. En premier, il faut rappeler que les premières relations transalpines s’effectuent entre des régions où préexistent des occupations néolithiques déjà organisées selon des territoires structurés (supra). Quand nous percevons les premiers contacts entre le Piémont et les Préalpes françaises, avec le Fiorano puis le VBQ, ces dernières régions ont déjà une longue histoire dans le Néolithique (Beeching 1995a). Il y a donc inscription des réseaux transalpins dans une trame territoriale préexistante de part et d’autre des reliefs. Les évolutions postérieures montrent certes que les circulations de lames de hache donnent à ces réseaux une cohérence à une échelle géographique imposante, du Pô au Rhône, mais il s’agit d’un développement et non pas d’une invention. Le Néolithique moyen II, apogée de cette structuration, est un aboutissement de la conformation de ces circulations dans une trame largement préexistante. Le second argument tient à la nature même des objets qui circulent. Nous avons insisté sur le fait que les premières relations transalpines portent sur des biens inutiles, soit en priorité des très grandes lames polies, soit des bracelets167. Selon nous, le point important est l’établissement de relations d’échanges par delà les Alpes, entre communautés qui s’ignoraient auparavant, et non la circulation des biens pour des raisons économiques, puisque l’exploitation des roches du bassin du Rhône est démontrée durant le Néolithique ancien Cardial (carte 38 ; Ricq-de Bouard 1996). Ce sont donc les relations d’échange, ou plus probablement, la constitution d’un réseau de relations sociales dont les échanges sont un des aspects visibles pour l’archéologue, qui sont à l’origine même de l’établissement durable de circulations de biens qui peuvent évoluer durant le Néolithique, s’éclipser puis réapparaître.

Notes
167.

Ou du moins l’idée des bracelets, la démonstration de diffusions du Piémont au bassin du Rhône étant encore à faire.