3.2 Mobilité des biens, des personnes, des sociétés

Le développement historique de ces réseaux d’échanges permet d’expliquer la constitution progressive d’une structure de production et de diffusion de forte ampleur géographique. L’aboutissement de cette construction historique, au Néolithique moyen II, dans une phase évoluée du Chasséen, est l’existence d’une structuration spatiale de la production répartie sur plus de 100 km entre les probables sites d’extraction (en tous cas les affleurements d’éclogites) et les sites de façonnage des dépressions préalpines (cartes 24, 41). Cette structure de production dilatée dans l’espace est en relation avec des diffusions outre Rhône plus importantes. Mais cette situation relève aussi d’une rupture dans les relations transalpines avec le rééquilibrage, sinon le basculement, du contrôle du système de production du versant piémontais au versant français des Alpes168. Les mécanismes de l’échange que nous avons développés plus haut trouvent à ce point de l’évolution une limite d’application, ou du moins leur application a des conséquences non vérifiables en l’état actuel des connaissances (supra). Il faut donc travailler sur d’autres hypothèses qui prennent en compte une dimension sociale encore peu abordée dans cette étude : le degré de mobilité des personnes et des sociétés en regard des déplacements d’objets.

En effet, si les objets sont transportés par des hommes, il est difficile d’établir a priori les relations entre les hommes en mouvement et le corps social dans son ensemble. Les modèles établis en Nouvelle-Guinée concernent des sociétés ou le degré de sédentarité est fort, à l’échelle d’une génération. Dès lors, même si l’exploitation des carrières peut impliquer régulièrement toute une communauté, hommes et femmes (Tungei, Wano ; cf. supra), la production et la diffusion à longues distances se font par les déplacements de quelques hommes seulement. Les mécanismes de l’échange sont donc tributaires des déplacements d’une petite partie de la population, et dans ce cadre, l’intensification des circulations dénote une intensification des échanges. Or, la question du degré de sédentarité des communautés néolithiques vivant dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône se pose aujourd’hui de manière aiguë. Nous avons à plusieurs reprises mis en avant la nécessaire mobilité structurelle des populations vivants dans les reliefs intra-alpins (Thirault 1999a ; Granet-Abisset 1997). La question doit être étendue à l’ensemble de notre zone étude, sur la base des travaux récents menés dans le moyen bassin du Rhône. En effet, sur des arguments que nous ne détaillerons pas ici, le modèle de sociétés fortement sédentarisées au moins dès le Néolithique moyen est remis en question (Beeching, Berger et alii 2000). La prise en considération d’une mobilité structurelle de fond de la société, perceptible durant le Néolithique moyen mais avec un développement sensible durant la phase récente (Néolithique moyen II), s’accompagne de la réévaluation du rôle de l’élevage dans le fonctionnement économique et social. Nous savons qu’une économie pastorale peut prendre des formes diverses qui impliquent des degrés de sédentarité fort variables, entre un pastoralisme villageois, une complémentarité entre communautés sur de courtes distances (remues alpines), des déplacements saisonniers d’importance (transhumance) ou un véritable nomadisme pastoral (Arbos 1922 ; Duclos 1994 ; Digard 1983). Le débat est encore largement ouvert, mais il rejoint les hypothèses avancées en Italie du Nord pour rendre compte de la délocalisation des sites après le VBQ et la difficulté à reconnaître des «habitats» (Bagolini 1980).

Quel que soit le degré de mobilité des populations du Néolithique moyen, qui a dû prendre des formes variables et complémentaires selon les régions, il convient de relever deux faits. D’une part, le parallélisme entre la dilatation géographique du système de production des lames polies en éclogites durant le Néolithique moyen II, le degré renforcé de mobilité de fond des communautés chasséennes et leur influence importante au-delà des Alpes est frappant ; d’autre part, dans les reliefs intra-alpins, les secteurs d’altitude où une économie pastorale peut développer des alpages correspondent entre autres aux régions où la reconnaissance des affleurements de roches tenaces est plus aisée du fait d’une moindre couverture végétale. Nous proposons donc de voir une corrélation d’ensemble entre ces faits et de relier l’extension des réseaux de production et de diffusion des éclogites alpines au développement d’organisations sociales où les déplacements liés au pastoralisme sont partie prenante de la vie des communautés. Dans ce sens, la transformation perceptible dans les techniques de fabrication des lames polies peut trouver une explication : le développement des supports de type éclat et l’importance croissante du polissage pourraient traduire une nouvelle manière d’exploiter les roches : les expéditions aux affleurements d’altitude pourraient alors ne plus être conduites dans le seul but de s’approvisionner en roches mais s’insérer dans des parcours liés au pastoralisme. De ce fait, le système de valeur mis en place autour de la production des lames polies, bien développé durant les phases précédantes, tomberait de lui-même par une gestion complètement différente de l’approvisionnement et du travail des roches. La nouvelle organisation socio-économique pastorale conduirait donc à une transformation du mode d’occupation des reliefs intra-alpins, puisque la pratique du pastoralisme implique des appropriations de l’espace, des droits de pâture et de parcours qui supposent un système social complexe et des relations clairement définies entre communautés. Mais ces transformations peuvent parfaitement s’inscrire dans la lignée des relations tissées depuis les premiers contacts transalpins : la pertinence de l’idée de réseaux de relations avant tout sociaux nous semble ainsi sortir renforcée de cet examen.

Pour autant, les mécanismes de l’échange ne doivent pas être évacués car la mobilité de fond des communautés chasséennes n’implique pas une mise en branle des personnes à l’échelle géographique des Alpes et du bassin du Rhône. Il faut au contraire imaginer des déplacements sur des distances et selon des modalités fort variables, qui mettent en mouvement des objets qui circulent ensuite de groupe en groupe par des échanges lors de contacts.

De telles hypothèses de corrélation entre le pastoralisme et l’exploitation des roches ont été émises à propos des sites de Great Langdale dans les montagnes cumbriennes de Grande-Bretagne (Bradley et Edmonds 1993, p.140-143). En effet, deux types d’exploitation sont connus sur le sommet de cette montagne : des extractions et des sites de taille répartis de manière diffuse sur les affleurements et de grandes carrières perchées dans les parois surplombant les pentes. Les auteurs de l’étude les interprètent comme deux phases diachrones dans les exploitations, la première liée au pastoralisme, avec une fréquentation conjointe des pâturages et l’exploitation des roches pour des productions peu standardisées ; puis une phase d’exploitation intensive où les produits sont plus standardisés et réalisés à partir des roches extraites en masse dans les carrières et taillées sur place. Dans cette seconde phase, la montée au sommet n’est plus liée au pastoralisme mais est uniquement dépendante de la volonté d’exploitation des tufs métamorphisés. Il y a donc une intensification de la production qui s’exprime par l’ouverture de grandes carrières et des modes de production plus rentables qui dénotent des travaux d’envergure et un contrôle fort de la production. Il est intéressant de relever que ce schéma d’évolution est inverse à celui que nous proposons pour les éclogites alpines, puisque dans les Alpes les exploitations les plus anciennes sont les plus investies en savoir-faire, en particulier pour la production de grandes pièces. Ce fait démontre qu’il n’est sans doute pas possible de déterminer a priori l’évolution d’un tel système complexe de production, dans la mesure où il ne répond pas à des impératifs économiques mais sociaux.

Notes
168.

L’indigence des données dans les Alpes piémontaises ne permet pas de savoir si des sites de production sont encore présents durant le Néolithique moyen II. L’étude de Chiomonte/La Maddalena apportera sans doute des lumières sur ce point. Mais le fait établi est l’apparition certaine durant cette période de sites de production dans les dépressions préalpines françaises.