I. Quelques enseignements de l’histoire des médias

a) Phénomènes récurrents et récents développements dans l’histoire des machines à communiquer

1. L’éternel recommencement : du rejet des nouveaux à leur intégration

Après l’invention de l’écriture, celle de l’imprimerie puis des premiers réseaux de télécommunications et enfin celle de l’audiovisuel, voici venu le temps de l’informatique connectée. Chaque fois que se profile une nouvelle technologie qui bouleverse par son arrivée l’équilibre des pouvoirs en place, les représentants légitimes des formes de communications antérieures rejettent, dans un premier temps, le nouveau média. L’élite intellectuelle, dont les journalistes de la presse imprimée font partie, craignant de perdre son pouvoir au profit de nouveaux venus, manifeste généralement une opposition violente à la perspective d’une redistribution des territoires médiatiques. Ainsi, la presse imprimée a systématiquement adopté une posture de repli et de dénigrement alors que de nouveaux médias font leurs premiers pas. Cette attitude s’est vérifiée en ce qui concerne les médias audiovisuels, la télématique et plus récemment, le réseau Internet.

Forts de leur savoir-faire, les tenants de l’ancien pouvoir sont toutefois bien placés pour devenir les nouveaux “légitimeurs” s’ils acceptent l’évolution, la remise en cause de leurs connaissances, de leur mode de fonctionnement. Xavier Dalloz et André-Yves Portnoff écrivent au sujet de ces transferts que :

‘« la technologie jette des passerelles entre des professions jusque-là complètement séparées, amène leurs territoires à se chevaucher, fait surgir de nouveaux métiers, favorisant de nouveaux entrants. Les champions des anciennes professions ont tous tendance à minimiser les changements et à réduire le futur au prolongement de leur propre expérience passée. Pourtant le changement est bien là. De nouvelles filières se construisent, celle de l’édition numérique par exemple. »8

Ainsi, nous notions dès 1996 que malgré des critiques acerbes à l’encontre du réseau Internet, le magazine Sciences & Avenir indiquait que « la rédaction de Sciences & Avenir est sur s&a10@calvacom.fr9 ! » Et le quotidien Le Monde rapportait que « ‘ceux dont c’est le métier d’informer accourent pour se brancher sur de nouveaux publics et de nouvelles sources de revenus. Les journaux découvrent l’encre numérique10 ’». Cette citation est révélatrice de l’état d’esprit des journalistes de la presse imprimée vis-à-vis de l’Internet en général et du Web en particulier. Assurés de posséder une expérience et un savoir faire à la fois fondamentaux et irremplaçables, « ceux dont c’est le métier d’informer » sont sûrs que l’intégration du réseau Internet dans leurs pratiques professionnelles se fera tout “naturellement”... Découverte d’un nouvel espace pour l’information, oui, mais au travers de lunettes culturellement définies et en emportant des valises pleines de réflexes et de modes de fonctionnement hérités des anciens univers de travail.

Ce moment de la vie d’un média illustre particulièrement bien la définition que donne Rick Altman du concept d’intermédialité.

‘« L’intermédialité proprement dite ne consisterait pas en un simple mélange de médias, mais désignerait plutôt une période pendant laquelle une forme destinée à devenir un média à part entière se trouve encore à tel point tiraillée entre plusieurs médias que son identité reste en suspens. »11

Si l’on accepte avec André Gaudreault et Philippe Marion qu’ « un média naît toujours deux fois... »12, on peut aussi rapprocher cette première étape du développement d’un média de ce que ces auteurs nomment sa naissance intégrative.

‘« Les possibilités nouvelles du média en restent ainsi à un stade de complémentarité, de dépendance ou de continuité à l’égard de pratiques génériques et médiatiques plus anciennes et bien établies. [...] Cette phase fusionnelle se caractérise par une sorte d’intermédialité spontanée. En terme jakobsoniens, le média s’immisce dans la chaîne syntagmatique des genres et des représentations médiatiques culturellement installés. Dépourvu de réelle épaisseur paradigmatique, il se contente de s’agglomérer à d’autres unités de la chaîne des médias et des genres socialement pratiqués. Intermédialement intégré, il intègre aussi, en lui-même, cette intermédialité qui le ceint. Bref, il y a de l’intermédialité hors de lui et en lui. En outre, son identité propre lui échappe encore. »13

Cette intermédialité sans autonomie, sans perception d’une identité propre se manifeste à la fois au niveau de l’offre qui se donne à voir et des pratiques professionnelles mais aussi, au niveau des configurations socio-économiques du paysage médiatique.

Notes
8.

DALLOZ Xavier, PORTNOFF André-Yves, « Les promesses de l’unimédia », in Futuribles, n° 191, « Les enjeux du multimédia », 1994, p. 27.

9.

« Les Réseaux dans 10 ans », Sciences et Avenir, janvier 1995, p. 35

10.

« Internet, un “réseau de réseaux”  », Le Monde, 15 juin 1994, p. 20

11.

ALTMAN Rick, « Technologie et textualité de l’intermédialité », in Sociétés & Représentations, n° 9, « La Croisée des médias », CREDHESS, avril 2000, p. 11

12.

GAUDREAULT André, MARION Philippe, « Un média naît toujours deux fois », in Sociétés & Représentations, n° 9, op. cit., p. 21-36

13.

GAUDREAULT André, MARION Philippe, ibid., p. 34-35