c) 1993-1998 : A l’heure des bilans, les contours d’une certaine maturité

1. Dans le monde, la presse investit le Net et cherche les nouveaux moyens de sa rentabilité.

Durant ces années, un mouvement fort de désaffection des réseaux propriétaires au profit de l’Internet se dessine. Jusqu’en 1995, la plupart des journaux nord-américains notamment adoptent une double stratégie : ils investissent le Web mais ne se retirent pas des autres réseaux. Puis, ce qui est d’abord présenté comme une expérience, un test, prend finalement le dessus malgré des perspectives économiques incertaines puisque l’accès aux informations est généralement gratuit.

Comme nous l’avions noté dans notre précédente recherche sur la presse en ligne, les journaux étaient régulièrement en conflit avec les réseaux propriétaires diffuseurs de leur contenu autour des questions d’indépendance éditoriale, de répartition des revenus, de droits d’auteurs, etc. Cette alliance complexe était qualifiée de ’vision myope de l’évolution en cours’ par Bruno Giussani, alors responsable éditorial du site web de l’Hebdo (magazine suisse). Celui-ci poursuivait ainsi son analyse :

‘« À court terme, cela permet certes d’engranger quelques milliers de francs en réexploitant des articles. Mais à long terme, cela a des effets pervers désastreux. Pendant des années, des dizaines d’éditeurs américains ont fourni leur information à America Online. Maintenant ils se rendent compte qu’ils lui ont fait cadeau d’une partie de ce qui fait leur force : leur label, leur crédibilité en tant que source d’information. Aujourd’hui, la marque AOL est aussi « crédible » en terme d’info, que les titres des journaux qui lui ont fourni du contenu. Ces éditeurs ont, en quelque sorte, nourri un concurrent et partiellement coupé la branche sur laquelle ils sont assis. Plusieurs éditeurs européens sont malheureusement en train de refaire les mêmes erreurs. »66

Peut-être faut-il donc interpréter la décision du San Jose Mercury News de quitter AOL pour se concentrer sur son site web en juillet 1996 comme une prise de conscience ?... Ce geste, loin d’être anecdotique, amorce un mouvement général de la presse vers l’Internet. En 1994, Editor & Publisher compte 20 journaux en ligne, essentiellement sur BBS. En 1995, Quill en compte 150 et Rupert Murdoch proclame que tous les titres de son groupe News Corp., soit 130 journaux à l’époque, seront en ligne avant deux ans67. Le consultant américain Steve Outing, spécialiste de la presse en ligne, avance le chiffre de 800 sites de journaux en 1996 et en pronostique plus de 10 000 en l’an 2 00068. Comme nous le constaterons plus loin dans ce travail, prudence et circonspection doivent prévaloir devant la plupart des chiffres avancés au sujet de l’Internet. Il n’existe aucune possibilité de centraliser réellement des données et aucune méthode, aucune norme en matière de comptes et calculs ne prévaut. Actuellement, les sites censés référencer les journaux en ligne font majoritairement le choix d’une présentation sélective. Pour les autres, l’inflation quotidienne des chiffres ne peut manquer de créer le doute quant à la rigueur des critères et des méthodes choisies et remettre en question la pertinence de tels projets fondés sur une impossible quête d’exhaustivité. Cependant, si la fiabilité ne saurait être de mise en matière de données chiffrées, la tendance générale ne fait aucun doute : les journaux, toujours plus nombreux, tentent l’aventure du Web.

Diverses expériences sont tentées à partir de 1995 : abonnement payant (Slate), paiement au numéro (Le Monde Interactif), abonnement payant pour toutes les connexions hors du territoire national (New York Times on the Web), regroupement de plusieurs journaux avec une mise en commun des fonds informationnels et une visibilité accrue pour les annonceurs (NCN, News Century Network). De toute ces tentatives pour rentabiliser les éditions en ligne en en faisant payer l’accès ou pour en limiter les coûts de production, seule l’option de l’abonnement au Wall Street Journal.com instaurée dès 1996, survit et le nombre d’abonnés semble même en constante progression69.

Durant ces années 90, les expériences de la presse sur le réseau Internet ont bénéficié d’un formidable travail d’amplification et donc de promotion de la part des médias d’information de masse que sont la presse imprimée, la radio et la télévision auquel il convient d’ajouter le non moins formidable travail de conditionnement de la part des acteurs politiques et industriels concernés par le développement de NTIC en général70. Ainsi, la pression politique, industrielle et médiatique associée à la baisse du prix des équipements en micro informatique, des tarifs des télécommunications et à la simplification des protocoles de connexion, expliquent fort probablement l’augmentation du nombre d’internautes dans le monde. En l’absence de données précises il nous est difficile de considérer que la presse en ligne a atteint un nombre d’utilisateurs suffisant pour constituer réellement une masse critique nécessaire à la stabilisation de son modèle économique. Cependant certaines tendances semblent se dessiner. La presse en ligne paraît s’orienter essentiellement vers un financement par la publicité, le commerce électronique, la rémunération de services spécifiques (diffusion de demandes d’emploi, fabrication de pages web ou de bannières publicitaires, etc.) et la vente de certains contenus (archives, annonces classées, photographies, etc.).71 Et pourtant, en cette fin de décennie, les déclarations contradictoires se succèdent concernant la rentabilité de la majorité des sites de presse qui ne semble pas encore acquise...

Notes
66.

Ces propos sont extraits d’une interview accordée au journal Libération, parue dans le « cahier multimédia » du 29 mars 1996.

67.

Données et propos tirés de l’historique de l’édition électronique réalisé par David Carlson, op. cit.

68.

Ce consultant produit une lettre bi-hebdomadaire (devenue bi-mensuelle depuis juillet 2001) sur la presse en ligne intitulée “Stop the Presses”, accessible à partir du site :

http://www.editorandpublisher.com/editorandpublisher/index.jsp

69.

Par sa thématique économique, ce journal ne correspond pas à notre perspective de recherche. Sa réussite singulière, liée en partie aux attentes spécifiques de son lectorat, méritait cependant d’être signalée.

70.

La partie I de ce travail est consacrée à l’analyse des différents discours qui accompagnent le développement de la presse en ligne.

71.

Cette évocation extrêmement succincte du modèle économique de la presse en ligne est reprise plus loin (Partie I) lorsque nous procédons à l’étude des discours et des stratégies.