2. En France, déclin programmé du Minitel et développement de l’offre de presse sur Internet

Alors que le développement des discours sur les autoroutes de l’information fait passer le Minitel à l’arrière plan, l’heure est aux bilans. Jean-Marie Charon se montre plutôt pessimiste lorsqu’il écrit :

‘« le nouveau défi constitué par le multimédia prend la presse largement au dépourvu, tant son expérience passée est plutôt décevante et ses moyens d’investissements faibles [...] les données du marché paraissent très incertaines, les projets se limitant à une valorisation limitée du savoir faire acquis dans les banques de données, les services Minitel et la production vidéo. »72

En 1996, Pierre Chapignac, chargé de mener une étude dont l’objectif clairement énoncé consiste à tirer les enseignements de l’expérience de la presse française en matière de télématique, se place résolument dans le camp des optimistes n’hésitant pas à affirmer que ces dernières années peuvent se résumer en quatre points :

  • - l’acquisition d’un professionnalisme technique,

  • - une valorisation du fonds informationnel à travers une série de niches,

  • - un développement de synergies fortes entre le titre et le service télématique associé à une valorisation du lien avec le lectorat,

  • - une politique de diversification maîtrisée.

et l’auteur de conclure que :

‘« la presse écrite se distingue par la gamme d’offres mise en oeuvre et par sa capacité à se positionner sur les services à forte valeur ajoutée (...) L’édition de presse dispose de tous les atouts pour faire la démonstration de sa modernité... »73

Mais par ailleurs, l’auteur affirme aussi que « l’information généraliste n’a pas sa place sur le média télématique »...

L’explication de ce paradoxe apparent est simple. Pierre Chapignac ne se contredit pas en réalité. Il exprime seulement ce que tout le monde pense très fort en 1996 : le Minitel n’a pas d’avenir ; il est temps de réfléchir à la transposition possible des compétences acquises avec l’aventure télématique aux nouvelles technologies généralement appelées « autoroutes de l’information » à cette époque.

En effet, 15 ans après sa mise en service (en 1996), le Minitel présente un bilan fort mitigé et des perspectives de développement nulles. Pendant toutes ces années, France Télécom a peu fait évoluer techniquement le Minitel qui demeure un outil sans mémoire, sans capacité de stockage ni de calcul (le Télétel Vitesse Rapide, dernier né de la gamme de terminaux, n’amène aucune innovation fondamentale en dehors de l’introduction d’un système fiable et sécurisé de paiement par carte bancaire). L’opérateur public de télécommunication se prépare à sa privatisation annoncée et mise sur des technologies orientées vers un public professionnel qui promettent de générer d’importants profits. Ainsi, le réseau Numéris, premier réseau numérique à intégration de services (R.N.I.S.) opérationnel depuis 1987, bénéficie de toutes les attentions, considéré dès ses débuts comme une préfiguration de ce que pourrait être une de ces fameuses « autoroutes de l’information » pour reprendre l’expression du “Mr nouvelles technologies” de l’administration américaine, Al Gore... Par ailleurs, le Minitel est resté un système ’autiste’ limité au territoire français, ce qui nécessairement le marginalise. Le marché des technologies de l’information s’étant totalement mondialisé, les produits doivent, pour s’imposer, obéir à des standards mondiaux74; frontières et réglementations nationales sont souvent balayées ou contournées : les règles du jeu s’élaborent et évoluent de plus en plus sous la pression des marchés.

Enfin, France Telecom développe vis à vis d’Internet une stratégie résolument offensive, avec, en contrepartie, l’abandon de toute politique protectionniste vis à vis du Minitel. En devenant fournisseur d’accès à l’Internet, France Télécom contribue au développement d’un média souvent présenté comme un concurrent du Minitel. Olivier Belin, journaliste à la Tribune l’affirme dans un article daté du 7 janvier 1999,

‘« Revendiquant un demi-million d’abonnés payants à Wanadoo, après trois ans seulement d’existence France Télécom a presque intérêt à laisser le Minitel mourir tranquillement. En 1999, l’opérateur semi-privé devrait gagner presqu’autant d’argent avec Internet et Wanadoo qu’avec le Minitel au bout de quinze ans. »’

Et ce n’est pas la récente introduction en Bourse de Wanadoo qui donnera tort à ce journaliste... Mais les éditeurs télématiques ne voient pas tous d’un très bon oeil les récentes orientations stratégiques de France Télécom. Les éditeurs dont les services Minitel étaient parmi les plus consultés (Dégriftour, Météo, SNCF, etc.) n’ont pas tardé à proposer leurs services sur le Web. Pour les autres, l’annonce de la baisse des consultations Minitel pour les années à venir est d’autant plus inquiétante qu’une migration sur l’Internet semble risquée tant l’univers du réseau est concurrentiel et les internautes habitués à consulter gratuitement des contenus variés. Henri de Maublanc, président de l’Aftel prévient :

‘« Ceux qui attendent un geste financier de France Télécom sont déjà morts, car l’opérateur ne jouera pas le même rôle de service public sur Internet que sur le Minitel. »75

Parmi les éditeurs de contenus de la télématique française se trouvent les quotidiens. Dès 1995/1996, les journaux engagent des tests sur les réseaux propriétaires et sur Internet. Pour les journalistes que nous avions interrogé en 1996, l’offre technique et le contexte socio-économique rendaient nécessaire l’occupation du nouveau terrain que représentait l’Internet. Ce dernier devait légitimement revenir à la presse compte tenu des techniques de communication utilisées alors (textes et images fixes) et de son expérience en matière de traitement de l’information. S’agissant de la presse française, Serge Guérin, journaliste et consultant, dresse le même constat :

‘« les titres de presse qui dans l’ensemble ne disposent pas de capacités d’autofinancement importantes, restent souvent sur une prudente réserve. Pourtant, comme aux Etats-Unis, la presse entend occuper le terrain. L’important est de montrer que les éditeurs ne sont pas à la remorque de la modernité. [...] beaucoup manquent d’une réflexion préalable sur les contenus et les attentes du public. »76

Depuis 1996, la presse française a massivement investit le réseau Internet. Études, colloques, rapports officiels prolifèrent. Les sites enrichissent leur offre de contenu. Mais les craintes demeurent. Concernant le colloque organisé en octobre 1998 sur l’édition électronique par l’IFRA77, Le Monde rapporte que « dans les débats, les éditeurs sont confrontés à une double interrogation : comment gagner de l’argent ? Comment ne pas en faire perdre au support papier ? »78. Plusieurs solutions sont envisagées, mais il en est une qui caractérise particulièrement la presse française : la demande d’aides et de subventions à l’État, preuve du grand désarroi du secteur à l’heure du développement d’Internet. Ainsi, Jean-Christophe Bourdier écrit :

‘« Bien que s’inscrivant dans un cadre de plus en plus concurrentiel, la question de l’avenir de la presse ne peut se poser sans l’intervention des pouvoirs publics. »79

D’échecs en tâtonnements, la presse s’interroge aujourd’hui encore et nous interpelle car les questions qu’elle pose ne sont pas sans enjeu. Nous ferons simplement référence ici à l’intervention d’un rédacteur en chef anglais à la présentation de quelques expériences sur l’Internet de journaux régionaux, nord-américains et britanniques pour l’essentiel, au cours du colloque Net Media 1997 à Londres. À la suite d’exemples de projets de diversification sur le Web, présentés comme réussis par leurs instigateurs, une question se pose et fut d’ailleurs posée : est-ce encore du journalisme que de s’échiner à mettre en ligne et à actualiser en permanence les adresses des restaurants, des musées, etc. ? La question est moins anecdotique qu’il y paraît si l’on considère en quels termes les patrons de presse envisagent l’évolution du métier de journaliste. Nous y reviendrons plus loin, dans la partie I de ce travail, partie dans laquelle seront notamment analysés les discours des acteurs de la presse en ligne.

Conclusion provisoire du contexte d’émergence de la presse en ligne :

Les nombreuses expériences sur les réseaux télématiques tout comme le choix d’investir l’Internet s’expliquent en partie par la crise que subissent les journaux, la stratégie de la diversification étant un des moyens considérés pour en sortir.

Beaucoup d’incertitudes se font jour en cette période où la presse vit une situation difficile, beaucoup de tâtonnements mais aussi beaucoup d’attentes. La presse en ligne est envisagée comme une réponse possible à de nombreux problèmes, à de nombreux handicaps de la presse quotidienne imprimée (en jouant notamment sur la temporalité, la diversification des informations proposées, l’interactivité, la séduction du multimédia...). Sur le plan stratégique, certaines orientations semblent vouloir se dessiner : l’implantation des journaux sur le Web se fait dans le cadre d’une stratégie de diversification multimédia dont on a vu qu’il s’agit d’une tendance majeure de ces dernières années. Autre point important, après quelques années d’hésitation, les éditions en ligne semblent préférer le réseau Internet plutôt que les réseaux propriétaires... Cette dernière constatation a pour conséquence de permettre un accès gratuit à la majeure partie des contenus, ce qui relance la question de la rentabilité économique des journaux sur le Web. Les évolutions techniques sont incessantes et rapides, par conséquent, on s’attend à des ajustements probables de l’offre... Tâtonnements stratégiques, évolutions permanentes des technologies interviennent en amont, au sein et en aval de la chaîne de production du journal. Ce manque de stabilité inquiète et séduit tout à la fois les acteurs du secteur mais aussi parfois ceux qui ont le projet d’en faire l’étude ! Seul rempart contre cette mobilité de l’objet, la rigueur et la richesse des approches conceptuelles auxquelles nous allons faire appel dans les lignes qui suivent...

Notes
72.

CHARON Jean-Marie, « 50 ans de presse française », in MédiasPouvoirs n°39-40, « 50 ans de médias : bilan et perspectives », Paris, 3è et 4è T 1995, p. 60

73.

CHAPIGNAC Pierre, op. cit., p. 254

74.

le rapport Bangemann de la Commission Européenne insiste à plusieurs reprises sur l’importance des notions d’interconnexion et d’interopérabilité. BANGEMANN Martin, L’Europe et la société de l’information planétaire : recommandation au Conseil Européen, Ed. Conseil Européen, 1994, 35 p.

75.

Propos cités dans un article de La Tribune, « La difficile reconversion du Minitel sur Internet », daté du 7 janvier 1999.

76.

GUÉRIN Serge, La cyberpresse, La presse et l’écrit off line, on line, Hermès, Paris, 1996, p. 99

77.

IFRA : structure d’étude des évolutions techniques auprès de la FIEJ (Fédération Internationale des Éditeurs de Journaux), située à Darmstadt en Allemagne.

78.

Le Monde, « Les journaux cherchent à augmenter leurs recettes sur Internet », 20 oct. 1998.

79.

Rapport intitulé La presse et le multimédia, rédigé par Jean-Charles BOURDIER, Directeur de la Rédaction du Républicain Lorrain, remis en février 1997 à François Fillon , alors ministre délégué en charge des Télécommunications. Voir aussi, plus récemment, les recommandations du rapport Miot (ex-président de l’AFP) MIOT Jean, Les effets des nouvelles technologies sur l’industrie de la presse, Journal Officiel, Avis et rapports du conseil économique et social, n°8, juin 1999, 110 p.