B. Éclairage théorique

Ainsi que nous l’avons précisé dans les premières lignes de l’introduction, après le rappel de quelques faits et tendances de l’histoire des médias et de la situation de la presse imprimée, il est nécessaire de préciser sur quels concepts se fonde notre travail.

I. Le concept de dispositif

Notre travail est à comprendre à la lumière du concept de dispositif. Mot « fourre-tout », « passe-partout », terme éminemment polysémique qui appelle un effort de définition ou tout au moins quelques précisions quant au sens que nous lui donnons. Pour la plupart des chercheurs qui ont contribué au récent et fort intéressant numéro de la revue Hermès sur le sujet80, l’origine du terme serait à situer dans l’univers technique. En guise d’introduction, les articles font fréquemment référence aux définitions du dictionnaire ; ainsi celle du Petit Larousse 1996 citée par Jean-Pierre Meunier : « ensemble de pièces constituant un mécanisme, un appareil quelconque » 81 ou celle du Robert citée par Daniel Peraya : « Manière dont sont disposées les pièces, les organes d’un appareil ; le mécanisme lui-même [...] Ensemble de moyens disposés conformément à un plan. » (Robert, 1975, Vol.2, p. 253)82.

Autre approche possible, celle de Jean-François Tétu, pour qui le terme de dispositif :

‘« est inspiré de la rhétorique latine et de ce qu’elle nommait la « dispositio » (l’organisation des parties du discours), à quoi il faut ajouter ce qu’elle appelait l’ « actio » (débits, gestes, mouvements de l’orateur), en bref, ce qui constitue l’actualisation du propos. »83

Que l’on s’appuie sur les définitions du dictionnaire pour affirmer l’antériorité de la dimension technique du dispositif ou que l’on ancre ce terme dans l’art de la rhétorique (entendu comme l’ensemble des procédés et techniques de l’éloquence et de l’argumentation), une certitude demeure : ce concept, fort utilisé dans le cadre de l’analyse des médias, au point de se voir qualifié de « terme inflationniste » par Guy Lochard84, invite à penser les dispositifs médiatiques sous l’angle de combinatoires complexes. Selon Jean-Pierre Poitou,

‘« toute pratique s’accomplit dans un dispositif qui comprend des objets matériels, [...] dans un espace organisé socialement et sous la régulation de discours. »85

Cette articulation d’éléments hétérogènes, cette nécessaire complexité, nous l’envisageons comme un rempart nous préservant des dichotomies simplistes, des modes d’appréhension binaires et des visions duelles du monde. Nous adhérons avec conviction à l’idée selon laquelle le concept de dispositif constitue un « entre-deux » permettant de réinterroger la dichotomie symbolique / technique ou la non moins classique opposition sujet / objet. Dichotomies historiques s’il en est : la technique se voit fréquemment qualifiée de froide, d’objectale et d’aliénante lorsqu’elle semble dominer même si les chantres du progrès ne manquent pas d’en chanter les louanges. Pour ces derniers, la technique est l’instrument de la libération de l’homme toujours aux prises avec les contraintes du monde naturel. Le symbolique, à l’opposé, serait à situer du côté du sujet et de son esprit, se manifestant de façon privilégiée à travers la parole et l’échange. Si confronter et distinguer ces deux pôles paraît relativement simple, les articuler l’est un peu moins.

Pour illustrer ces propos nous nous accordons le plaisir d’un bref détour par l’univers de l’image photographique. En effet, cette dichotomie entre tekhne et episteme est tellement ancrée dans nos esprits qu’elle explique en grande partie le déni du statut d’art que l’on oppose, de nos jours encore, à la photographie. La prégnance du dispositif technique semble occulter la dimension créative de l’acte photographique. Or, plus que l’enregistrement mécanique du réel, plus que la trace des choses, l’image photographique est à envisager comme la trace d’une intentionnalité, d’une envie de voir, la rétention d’un regard. Avant de fermer cette parenthèse photographique, rappelons la dimension idéologique incorporée à l’appareil lui-même. En effet, dans sa construction, l’appareil photographique contient toute une idéologie esthétique implicite (respect des règles de la perspective établies par la Renaissance italienne, reprise des procédés d’immobilisation de l’artiste pour travailler à partir d’un point de vue à la fois unique et fixe, recherche de réalisme, etc.). Mais laissons la photographie dont la convocation, dans ce travail, n’a d’autre but que d’illustrer et de rappeler s’il était nécessaire qu’il y a toujours de la technique dans le symbolique et du symbolique dans la technique.

Nous défendons donc un rapport à la technique et aux objets, envisagé dans une perspective résolument non déterministe, comme un potentiel, un environnement qui autorise la production ou l’activation du sens par le sujet. Ce type de réflexion constitue une invitation claire à ne plus considérer les productions symboliques comme des unités de sens autonomes mais à prendre en compte les différents contextes du procès de signification. La notion de dispositif serait donc à comprendre comme une figure intermédiaire hybride : intermédiaire entre la notion totalisante de structure et une approche rhizomatique (notamment développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari86) et hybride en ce qu’elle articule des éléments hétérogènes. Pour penser le concept de dispositif, la notion de bricolage et la référence à la définition qu’en donne Lévi-Strauss reviennent à plusieurs reprises sous la plume des différents auteurs qui ont contribué au numéro de la revue Hermès sur ce sujet87. Le dispositif, souvent envisagé comme un agencement d’objets et d’outils hétéroclites qui crée un environnement, un espace transitionnel, « espace intermédiaire entre la relation fusionnelle [...] et l’ouverture au monde88 ». Ainsi, le dispositif est médiation et ce faisant nous préserve de toute immédiateté dans notre rapport au monde. La médiation dispositive, à comprendre comme une résistance à l’urgence et l’immédiateté du réel... Jean-Pierre Meunier conclue sa réflexion sur les dispositifs en notant que :

‘« Dans sa matérialité, un dispositif présente une certaine configuration dans l’espace et le temps [...] ainsi qu’une certaine composition sémiotique. En tant que tel, il détermine :
- un certain rapport au monde correspondant à une certaine forme de satisfaction du désir, ce rapport pouvant varier à première vue de la plus grande proximité à la plus grande distance par rapport au réel ;
- une certaine forme de rapport interpersonnel modulant de façon variable fusion et différenciation, centration et décentration sociale ;
- un certain mode de construction du sens conjuguant, selon des combinaisons également variables, le logique et l’analogique. »89

Par-delà la notion d’architecture technique, de construction instrumentale du dispositif, nous nous donnons pour mission de distinguer les éléments constitutifs de du dispositif particulier de la presse en lignel, d’en comprendre le mode de fonctionnement, les règles du jeu établies par les acteurs, les rôles et positions attribués, suggérés ou choisis. Nous questionnerons ce dispositif sur la médiation proposée et le discours véhiculé puisque le dispositif s’avère tout à la fois support et co-producteur du message. Comme Maurice Mouillaud, nous considérons que :

‘« le dispositif n’est pas le support inerte de l’énoncé, mais un site où l’énoncé prend forme. [...] Le site joue le rôle d’un « formant » ou d’une matrice, de telle façon qu’un certain type d’énoncé ne peut apparaître qu’ « in situ ». »90

Préciser davantage les notions de « formant », de format et de forme de la communication, (des messages mais aussi de la médiation) ; les articuler avec celle de discours médiatique constitue l’étape suivante et nécessaire de notre étude.

Notes
80.

Hermès, « Le dispositif. Entre usage et concept », n°25, CNRS Édition, 1999, 297 p.

81.

MEUNIER Jean-Pierre, « Dispositif et théories de la communication » in Hermès, n° 25, op. cit. p. 83

82.

PERAYA Daniel, « Médiation et médiatisation : le campus virtuel » in Hermès, n° 25, op. cit. p. 153

83.

TÉTU Jean-François, auteur de l’introduction du livre de JAMET Claude, JANNET Anne-Marie, La mise en scène de l’information, L’Harmattan, coll. Champs Visuels, Paris, 1999, 299 p.

84.

LOCHARD Guy, « Parcours d’un concept dans les études télévisuelles. Trajectoires et logiques d’emploi » in Hermès, n° 25, op. cit., p. 148

85.

POITOU Jean-Pierre, « Critique de la théorie de l’habitus » in Technologies, idéologies, Pratiques, 2,1, 1980, p. 95, définition reprise dans POITOU Jean-Pierre, « Ce que “savoir s’y prendre” veut dire : ou du dialogue homme-machine » in Hermès, n° 25, op. cit., p. 49

86.

On peut lire chez ces deux auteurs un développement très intéressant sur la différence entre le réseau et le rhizome. À la notion de réseau seraient attachés un territoire (sous contrôle de l’État), une technicité et une organisation hiérarchisée. Le rhizome, au contraire, évoquerait plutôt la transversalité, une expansion anarchique, un espace parcouru par le nomade... DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Éd. de Minuit, Paris, 1980.

87.

La définition, rappelée notamment par André BERTEN, est la suivante : “Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elle à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est toujours de s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de construction et de destructions antérieures”. LEVI-STRAUSS Claude, Le totémisme aujourd’hui, PUF, Paris, 1962, p. 28

88.

CHARLIER Philippe, PEETERS Hugues, “Contributions à une théorie du dispositif” in Hermès, n° 25, op. cit., p. 19

89.

MEUNIER Jean-Pierre, « Dispositif et théories de la communication », op. cit. p. 91

90.

MOUILLAUD Maurice, TÉTU Jean-François, Le journal quotidien, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 101