c) De l’énonciation éditoriale au discours de la forme : le rôle de la recherche

Ceci nous conduit à penser qu’il existe bel et bien quelque chose comme une « énonciation éditoriale »96, expression qui, de l’aveu même de son auteur Emmanuël Souchier, ne va pas de soi. En effet, employer le terme d’énonciation renvoie à la définition qu’en propose la linguistique. Pour Émile Benveniste, elle est « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation. »97 Or, l’énonciation éditoriale suppose une pluralité d’énonciateurs. Deuxième difficulté, la linguistique s’intéresse à l’énoncé considéré comme « une suite finie de mots », définition qui écarte la mise en page de son territoire de compétence. Admettons plutôt, avec Umberto Eco, que « dans une recherche sémiologique, il faut toujours considérer que les phénomènes de communication ne sont pas tous explicables avec les catégories de la linguistique. »98 L’énonciation éditoriale renvoie à une instance collective d’énonciation, à un méta-énonciateur et à une énonciation généralement exprimée au travers d’éléments péritextuels (dans le cas de la presse il s’agit du nom de journal, de la titraille, du sommaire, de la mise en rubrique...) d’éléments co-textuels ( par exemple les images et leurs légendes, la co-présence des autres articles, l’usage de la couleur ou d’éléments graphiques structurants comme les filets...) et d’éléments strictement matériels (qualité du papier, mode de reliure, façonnage de la couverture, format).

Pour rester dans l’univers de la presse, l’énonciation éditoriale s’avère à la fois fonctionnelle (transformer le texte d’un journaliste, le disposer dans la page en tenant compte de la globalité de l’objet journal, en augmenter éventuellement la lisibilité ou la visibilité) et médiatrice puisqu’il s’agit de le faire entrer dans l’espace public, bref de le publier. L’énonciation éditoriale a une autre fonction essentielle, qui est d’inscrire le texte dans une histoire des formes, et d’en permettre la reconnaissance par le public, participant notamment à sa légitimation ou à sa démarcation.

Bref, puisque se manifeste à travers la mise en forme d’une information une présence sociale et idéologique, il serait peut-être plus juste de parler de discours de la forme. La recherche doit permettre de révéler tout à la fois sa présence et ses significations implicites ; l’analyse devenant ainsi le moyen privilégié de faire émerger le sens de l’apparente évidence de la forme.

La lecture de ces quelques lignes concernant l’intérêt que nous portons à la matérialité, à l’“objectalité” de la presse en ligne laisse apparaître qu’il existe des liens forts avec le projet médiologique. Cependant, nous souhaitons préciser que s’il existe des intérêts partagés pour les questions de matérialité des transmissions notamment, nous récusons tout rapport de causalité entre la technique et la pensée, toute supériorité de l’une sur l’autre. Avec Yves Jeanneret, nous préférons la notion plus circulaire d’interdétermination99, à laquelle nous ajoutons la richesse du concept de négociation par l’ouverture qu’il offre et la réhabilitation du sujet qu’il suppose.

En guise de conclusion, nous nous intéressons à la forme du texte dont les variations formelles constituent des actes discursifs. Les variations formelles produisant des variations de sens, elles contribuent donc à sa construction. Si, forme et contenu sont intimement imbriqués, respectivement nécessaires l’un à l’autre et mutuellement impliqués dans la production du sens, la perspective choisie pour ce travail nous contraint à les distinguer artificiellement. Consciente d’adopter une posture particulière, inhérente à la recherche, notre attention se portera de façon privilégiée sur les éléments visuels et para-textuels, façonnant le « texte-image »100 ou « l’image du texte »101.

Si la forme d’un journal résulte de décisions qui témoignent notamment d’une manière particulière de représenter le monde, la recherche se construit, elle aussi, autour de choix qui lui donnent une grande partie de son intérêt. Tout travail de recherche nous semble devoir être compris comme une élaboration originale qui sera ensuite partagée, discutée, exploitée ; comme une approche singulière que la communauté scientifique s’appropriera parce que répondant aux exigences de rigueur et d’honnêteté de tout travail scientifique. Le temps est donc venu d’exposer quelques uns de nos choix essentiels : orientations théoriques, tracé des frontières qui circonscrivent précisément notre objet de recherche, hypothèses, démarche et outils méthodologiques.

Notes
96.

SOUCHIER Emmanuël, op cit.

97.

BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, vol. 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 80

98.

ECO Umberto, « Sémiologie des messages visuels » in Communications, n°15, Seuil, 1970, p. 11

99.

Nous sommes tout à fait en accord avec les textes de Yves Jeanneret sur les intérêts mais aussi les critiques que l’on peut formuler à l’égard de la Médiologie. JEANNERET Yves, « La médiologie de Régis Debray », in Communication et Langages, n° 104, 1995, p. 5-19 et puis aussi JEANNERET Yves, « La médiographie à la croisée des chemins » in Les Cahiers de médiologie, n° 6, « Pourquoi des médiologues », Paris, Gallimard, 1998, p. 93-104

100.

VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Éditions La Découverte, Paris, 1999, p. 251

101.

SOUCHIER Emmanuël, op cit., p. 141