III. Une délicate et complexe pluridisciplinarité

Par-delà les considérations récurrentes des acteurs et les nombreux articles de presse traitant de l’actualité de l’Internet, nous souhaitons, le temps de cette recherche, faire taire la cacophonie des effets d’annonce et des prédictions fantaisistes pour « faire parler » ce que l’on appelle la presse électronique, comprendre les spécificités de son discours...

Pour bien marquer notre volonté de rompre avec les commentaires de surface, avec un journalisme d’investigation pressé, qui manipule parfois données hétérogènes, paradoxes et enjeux sociétaux en fonction de recettes à l’efficacité éprouvée, nous nous intéresserons à ce que Patrick Charaudeau102 appelle la logique sémiologique , pour comprendre les formes structurantes de la signification, les filiations et les spécificités de cet organe d’information par rapport aux autres médias d’information. Nous souhaitons préciser que nous ne considérons pas l’approche sémiologique comme une logique de système qui se coupe de toute réalité, enfermée dans un dogmatisme qui lui a été souvent reproché. Il ne s’agit pas d’aborder notre objet d’étude comme un espace au sein duquel le sens est figé mais bien plutôt de travailler dans la perspective d’une construction, dune élaboration du sens à partir de la relation au média et à l’information. Nous sommes proche en cela de la perspective de Jean-Jacques Boutaud lorsqu’il écrit :

‘« une place déterminante est maintenant reconnue aux modalités signifiantes qui font appel à la coopération interprétative : modalités d’énonciation, primat de la forme et de la relation sur le contenu, jeu permanent entre le discursif et le méta-discursif, entre transitivité (de soi à autrui) et réflexivité (de soi à soi). »103

La sémiologie devra donc nous permettre de comprendre comment se construit le sens, à partir de l’étude du dispositif et de son fonctionnement, du discours et de ses mises en formes ainsi que du type de médiation en jeu dans ce nouvel espace de communication de l’information 104.

Pour éviter les pièges que Bernard Miège dénonce comme étant des faiblesses récurrentes de certaines approches, parmi lesquelles on trouve notamment « l’abstraction (qui fait écran à la richesse du social), l’extrapolation abusive (la partie étant censée expliquer le tout [...], le primat accordé à un unique paradigme [...] »105, nous évoquerons brièvement les conditions socio-économiques de production et de diffusion de cette nouvelle forme d’information d’actualité. Il serait intéressant d’étudier comment ce que l’on a coutume d’appeler la presse électronique s’insère dans le champ des industries culturelles, et plus précisément dans le marché que constitue l’information d’actualité. Nous considérons comme fondamentale, complémentaire et non antagoniste avec notre perspective, l’étude des logiques sociales, pour reprendre les termes de Bernard Miège, qui contribuent à façonner le journal électronique. Par « logiques sociales » il faut entendre :

‘« des mouvements de longue durée, à la construction desquels des acteurs sociaux concourent activement (et de façons multiples et contradictoires), et affectant aussi bien des processus de production que des articulations production-consommation, des réorganisations symboliques, des changements dans la gestion du « social » et des mécanismes de formation des usages sociaux. »106

Même si ces perspectives nous semblent essentielles, il nous faut, dès à présent, faire aveu d’impuissance quant à la possibilité d’une définition globale des modalités de fonctionnement socio-économique de la presse en ligne. Certaines questions d’ordre socio-économiques seront certes abordées, cependant, pour être traitées de façon approfondie, elles impliquent nécessairement un important travail de terrain qui n’est pas au programme de cette étude malgré les divers contacts que nous entretenons avec les acteurs de la presse en ligne ces dernières années107. Il faut ajouter que notre participation au groupe de recherche sur l’information en ligne, programme développé par l’Observatoire des NTIC et des métiers (IUT de Lannion)108 nous donne accès à de nombreuses données concernant le terrain. Cette attention aux questions d’ordre socio-économique, cette écoute du « terrain » pour indirectes ou incomplètes qu’elles puissent être, viennent compléter notre approche sémiologique des formes de la presse en ligne.

Il serait aussi passionnant de s’intéresser aux bouleversements, aux ajustements effectifs ou attendus du côté des médias de masse traditionnels, aux adaptations consécutives au développement de la presse en ligne. Quelles seront les répercussions sur les circuits de l’information ? Sur le métier de journaliste que ce soit au niveau de la pratique quotidienne ou des idéaux normatifs de la profession ? Même si nous ne pouvons traiter ces questions de façon réellement satisfaisante, celles-ci habitent notre travail. Alors qu’elles ne seront jamais abordées de front (une partie des réponses à ces questions relèvent de la prospective dont l’aspect hasardeux ne correspond pas à la rigueur scientifique qui doit prévaloir dans la recherche), elles demeurent cependant omniprésentes, en filigrane, à la périphérie et derrière chacune de nos hypothèses.

Nous faisons donc le pari d’une approche sémiologique ouverte sur des considérations socio-économiques, participant modestement du décloisonnement des sciences humaines, de la pluridisciplinarité des sciences de l’information et de la communication

Notes
102.

CHARAUDEAU Patrick, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, INA/Nathan, Paris, 1997, p. 9

103.

BOUTAUD Jean-Jacques, Sémiotique et communication, du signe au sens, éd. L’Harmattan, coll. Champs Visuels, Paris, 1998, p. 85

104.

pour reprendre le titre d’un livre paru chez L’Harmattan sous la direction de Jean-Pierre Esquenazi en 1997.

105.

MIÈGE Bernard, « La (nécessaire) voie étroite de la recherche », in CinémAction, « Les théories de la communication », n° 63, éd. SFSIC / Corlet / Télérama, mars 1992, p. 124

106.

MIÈGE Bernard, in CinémAction, n° 63, op. cit., p. 125

107.

Même s’ils ne figurent pas dans ce travail, nos entretiens avec les responsables des éditions en ligne des quotidiens français, avec Bruno Giussani (ancien responsable du webdo, site de magazine suisse l’hebdo, précurseur en matière de journal sur le Web), les contacts engagés par voie de messagerie électroniques ainsi que les échanges développés au cours de colloques rassemblant plus de professionnels que d’universitaires sur les questions du journalisme en ligne (notamment le colloque annuel Net Media à Londres qui rassemblent de nombreux acteurs et consultants anglophones de la presse en ligne) contribuent à alimenter notre « connaissance » du terrain...

108.

Ce groupe de recherche auquel nous participons est piloté par Denis Ruellan. Le projet s’intitule “Les quotidiens régionaux et les sources électroniques. Chercher, recevoir, diffuser à travers les réseaux” est mis en oeuvre par l’IUT de Lannion / CRAP (UPRES-A 6051 CNRS – IEP Université Rennes 1).