I. Discours et représentations des professionnels

Sans prétendre répondre aux questions, nombreuses, sur l’avenir des journaux imprimés, l’analyse qui suit voudrait poser les termes des discussions qui agitent le monde des professionnels de la presse. Comme le remarquent Nicolas Pélissier et Nicolas Romain, chaque fois que de nouvelles technologies viennent bouleverser les donnes en matière de production ou de diffusion de l’information, craintes, doutes, et remises en question sont au rendez-vous112. En effet, dès les débuts des journaux à grand tirage et durant tout le XIXè siècle, les différents progrès techniques qui contribuèrent à améliorer la fabrication furent systématiquement associés à d’importantes tensions sociales. Pour Jean-Marie Charon cependant, « la technologie de base resta relativement stable, et l’organisation des métiers du traitement de l’information va se pérenniser sur plus d’un demi-siècle »113. Avec l’introduction de la photocomposition, de l’informatique et de l’offset dans les années 60, la presse entre dans une nouvelle phase de son histoire selon ce chercheur. Non sans mal, ainsi que le rapportent Jean-Louis Lepigeon et Dominique Wolton qui font état des réticences des journalistes et ouvriers de fabrication vis à vis du processus d’informatisation de la production et de la diffusion114. Sont mentionnées quelques situations particulièrement conflictuelles comme celle du Times en Grande-Bretagne, celle du New York Times aux États-Unis, les difficiles négociations en Suède, le manque de concertation entre les « décideurs » (éditeurs, directions, sociétés de service, constructeurs, sans oublier l’État) et les « travailleurs » (journalistes et ouvriers).

C’est ainsi qu’une vision un peu schématique de dirigeants qui imposent à des employés qui subissent se développe et perdure, relayée par les journalistes eux-mêmes à travers leurs écrits. Ainsi, on peut lire dans un récent article du Monde : « Les patrons de presse en sont convaincus : l’avenir de leur groupe passe par le développement de leurs activités sur Internet »115, comme si toute initiative en la matière venait forcément « d’en haut ». Les tensions qui surgissent lors de l’introduction de technologies nouvelles sont généralement considérées comme symptomatiques de la situation des entreprises de presse, révélant les logiques antagonistes au sein des structures de production : logiques de « classes » ou, pour utiliser des termes moins marqués idéologiquement, manifestations d’intérêts divergents des différentes catégories socio-professionnelles en présence... Dans la revue professionnelle L’Echo de la presse, on peut ainsi lire que :

‘« deux logiques s’opposent : celle de la rationalisation qui, au nom de la production industrielle, exige normes et standards, et celle de la liberté d’action, qui au nom de la production intellectuelle, exige souplesse et imagination. »116

Pour Dominique Wolton, il s’agit plutôt :

‘« de la rencontre entre deux logiques de l’information qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. D’une part celle de la presse et des mass-media au sens large, dont la légitimité repose sur la philosophie du XVIIIè siècle, la conception occidentale de la démocratie, et qui met au centre la description des faits. D’autre part, celle des nouveaux systèmes d’information liés au développement de plus en plus intégré de l’informatique et des télécommunications, et qui repose sur une conception beaucoup plus construite et interprétative de la réalité.
C’est le lien, ou l’opposition, entre une conception historico-politique de l’information, et l’influence grandissante d’une conception beaucoup plus instrumentale qui me paraissait importante, c’est à dire la rencontre entre deux types d’information, reflétant deux systèmes de représentation de la réalité. »117

Sans nier l’intérêt et l’apport de telles analyses, nous resterons à l’écart des raisonnements qui fonctionnent par opposition, trop tranchés, trop binaires pour prétendre rendre compte de phénomènes communicationnels inévitablement plus complexes.

Pour traiter de l’impact des nouvelles technologies, et plus particulièrement de l’Internet, dans les entreprises de presse quotidienne, nous nous réfèrerons bien évidemment aux travaux scientifiques qui abordent ces questions. Nous faisons le choix de considérer aussi les nombreux articles lus dans la presse ces dernières années parce qu’ils nous renseignent en données diverses et parce qu’ils constituent une forme de témoignage. Il est clair en effet, que ces articles traitant de la presse en ligne, écrits par des journalistes, reflètent un peu le sentiment des professionnels sur le sujet, articles d’information et discours d’acteurs tout à la fois. Nous prenons le risque de ce mélange des genres, consciente du caractère inévitablement partisan des discours d’acteurs impliqués dans les processus décrits. Il ne s’agit pas de chercher à établir une utopique vérité mais plutôt de procéder au repérage des traces d’un débat interne au secteur.

Dans un premier temps, nous examinerons les changements attendus ou effectifs dans la pratique quotidienne des gens de presse, écoutant ce que les acteurs concernés souhaitent nous faire savoir sur le sujet. Pour compléter ces différents discours, nous convoquerons dans un second temps les travaux de chercheurs en communication, anthropologie ou sociologie concernant les questions relatives aux évolutions de statut et d’identité des journalistes. Loin de souhaiter créer une opposition forte entre pratique et identité, nous considérons que la convergence de tous les changements concrets du quotidien vers une redéfinition de l’identité professionnelle des journalistes devrait s’imposer à la lecture de ce court exposé.

Notes
112.

PÉLISSIER Nicolas, ROMAIN Nicolas, « Journalisme de presse écrite et nouveaux réseaux d’information », in Les Cahiers du journalisme, n° 5, « Journalisme et technologies nouvelles, les mutations obligées », ESJ, Lille, déc. 1998, p. 54-71.

113.

CHARON Jean-Marie, La presse en France de 1945 à nos jours, op. cit., p. 165

114.

LEPIGEON Jean-Louis, WOLTON Dominique, L’informatisation demain, de la presse écrite aux nouveaux médias, op. cit.,

115.

Le Monde, « Le journalisme après Internet », 26 juin 2000.

116.

Citation extraite d’un dossier sur « les systèmes éditoriaux » dans L’Echo de la Presse, nov. 1996, p. 34

117.

LEPIGEON Jean-Louis, WOLTON Dominique, op. cit., chapitre intitulé « Le déclin de l’information universelle ? », p. 219