1. Au sujet des stratégies d’entreprises et de la formation des usages

Les scientifiques qui analysent le processus de développement et d’insertion d’innovations technologiques dans le monde professionnel insistent tous sur le temps nécessaire au passage de l’ancien vers le nouveau, sur les phases où se côtoient pratiques héritées et nouvelles. Ainsi, selon Alain Rallet (dont le travail ne porte pas spécifiquement sur les entreprises de presse, ce qui n’ôte rien à la pertinence de ses conclusions quant à nos préoccupations) les profils technologiques se modifient lentement et les directions de recherche vers lesquelles s’orientent les entreprises sont fortement déterminées par les compétences accumulées antérieurement179. Le développement de l’usage apparaît ainsi comme un phénomène cumulatif, en ce sens que l’usage d’une technique s’appuie sur les usages d’une technique antérieure. Pierre Moeglin écrit à ce sujet que pour qu’une nouvelle technologie d’information et de communication devienne un produit marchand correspondant à des usages sociaux et une demande solvable :

‘« il faut encore que l’impulsion donnée aux ingénieurs à l’origine de l’invention soit relayée par des circonstances favorables ; il faut par exemple, qu’apparaissent des filiations d’usages héritées d’un médium précédent qui faciliteront l’adoption de celui-ci et lui permettront, progressivement, de se définir à lui-même sa propre « niche », ses usages spécifiques et son marché. »180

Par conséquent, rien de surprenant à la référence omniprésente au journal imprimé dans les propos des acteurs précédemment considérés. Rien de surprenant non plus aux hésitations stratégiques, aux bricolages techniques décrits par les acteurs, parfois dénoncés ici ou là.

Si l’on recentre notre propos sur des études plus directement attachées aux entreprises de presse, recherches pour lesquelles un travail de terrain a été nécessaire, il s’avère effectivement que l’informatisation des rédactions n’a jamais été considérée comme un but en soi, mais comme un préalable, une étape dans le processus de diversification, de diffusion électronique de l’information. En 1979 déjà, Dominique Wolton interpelle ses lecteurs :

‘« La conséquence de l’organisation technologique de l’information est un élargissement, une différenciation et un éclatement du champ de l’information. Effectivement, le problème n’est pas l’informatisation, mais le changement de statut de l’information. » 181

Presque vingt ans plus tard, en 1998, Denis Ruellan et Daniel Thierry se confrontent à nouveau à la réalité quotidienne des journaux pour analyser les mutations des pratiques professionnelles à l’heure des technologies multimédias en réseaux. Au bilan de ce travail, le constat selon lequel l’informatisation des rédactions constitue bien un préalable ; préalable que les dirigeants se gardent bien de présenter comme tel à leurs employés mais qui demeure en réalité une étape nécessaire avant la diversification des supports de diffusion de l’entreprise de presse. C’est ainsi que Denis Ruellan et Daniel Thierry ont constaté que la stabilité organisationnelle de l’entreprise constituant « un objectif partagé aujourd’hui par les directions des journaux ainsi que par leurs personnels »182, la présentation du journal sur Internet comme un sous-produit de l’imprimé participe de la préservation de cette stabilité. Les observations et analyses produites par ces deux chercheurs confirment et nuancent à la fois les dire des acteurs précédemment convoqués dans ce travail. Les auteurs rappellent que les acteurs s’approprient l’offre technique progressivement, par ajustements successifs, contribuant à leur tour, à la modifier. Parmi ce que Ruellan et Thierry appellent les « effets manifestes »183 du processus d’informatisation et de mise en réseau des rédactions se trouvent quelques constats déjà mentionnés à partir des dires des acteurs et notamment la présence de systèmes éditoriaux qualifiés de « batards », sans incidence réelle sur le développement d’un travail plus coopératif. Si certaines attentes liées aux changements intervenus dans les salles de rédaction tardent à se concrétiser, l’introduction des nouveaux réseaux se fait sur fond d’ajustements des équilibres internes. Ce qui fait dire à Ruellan et Thierry que :

‘« le projet directorial finit certes par s’imposer mais que les rapports de force internes le configurent de façon plus favorable aux groupes dominants. »184

Derrière les termes de « groupes dominants » il faut, bien entendu, entendre les journalistes. Le processus d’informatisation des entreprises de presse se fait bien par étapes mais il est vécu très différemment par les différents corps de métiers en présence. Ainsi, concernant la redistribution des rôles en fonction des nouvelles compétences requises, les auteurs ne manquent pas de rappeler la disparition progressive des métiers de l’atelier de fabrication.

Par ailleurs, la plurifonctionnalité du personnel, souhaitée par les directions, correspondrait en réalité à un déplacement des activités, à une requalification des métiers de la production. Frédéric Antoine, dans un court article, s’inquiète d’ailleurs de cette polyvalence qui éloigne le journaliste de ses tâches initiales (enquête , compréhension du réel, regard critique, etc.) alors qu’on lui demande de remplir les rôles des employés évincés par « le progrès technologique »185.

Mais moins que la disparition/apparition ou le repositionnement des différents métiers de la chaîne de production de l’information, l’enjeu qui mobilise les chercheurs qui étudient ces mutations technologiques dans les entreprises de presse semble se situer au niveau de l’identité professionnelle des journalistes et des nouvelles formes de médiation qui en découlent. Jean Bianchi et Marie-France Kouloumdjian rappellent fort bien, à quel point l’appropriation d’une technique et de ses usages doit se comprendre à partir de la notion d’identité.

‘« [L’appropriation] est toujours liée à une affirmation d’identité ; elle s’inscrit toujours dans une culture donnée, elle mobilise des savoir-faire, des savoir-être, des savoir-dire... préexistants. Elle implique un patrimoine culturel qu’en même temps elle déplace et réactive. On ne s’approprie que ce dans quoi on peut finalement se reconnaître. »186

Nous pouvons donc reposer la question de Denis Ruellan et Daniel Thierry (en ôtant toute considération restrictive au local) : « les nouvelles technologies d’information et de communication modifient-elles l’identité professionnelle des journalistes ? »187. Nous nous contenterons de faire un bref rappel de cette question qui constitue la problématique centrale de ces deux chercheurs pour élargir ensuite notre propos sur les questions de médiation et de modèle communicationnel.

Notes
179.

RALLET Alain, « De la convergence des techniques à la divergence des acteurs », in Technologies de l’Information et Société, vol. 7, n°2, 1995, p. 263-265

180.

MOEGLIN Pierre, « Considérations sur la genèse et le développement des systèmes d’information et de communication » in Info-révolution, usages de technologies de l’information, Éditions Autrement, série Mutations, n° 113, Paris, mars 1990, p. 39

181.

LEPIGEON Jean-Louis, WOLTON Dominique, L’information demain, de la presse écrite aux nouveaux média », op. cit., p. 225

182.

RUELLAN Denis, THIERRY Daniel, Journal local et réseaux informatiques. Travail coopératif, décentralisation et identité des journalistes, Éd. L’Harmattan, Paris, 1998, p. 194

183.

Les termes sont de Denis Ruellan et Daniel Thierry eux-mêmes. La distinction des effets manifestes et des effets latents est inscrite comme un des projets majeurs de leur travail.

184.

RUELLAN Denis, THIERRY Daniel, Journal local et réseaux informatiques, op. cit., p. 200

185.

ANTOINE Frédéric, “Du papier à l’écran”, in La lettre de l’ORM, juin 1996, p.7

186.

BIANCHI jean, KOULOUMDJIAN Marie-France, cités par Denis Ruellan et Daniel Thierry dans Journal local et réseaux informatiques, op. cit. p. 26

187.

RUELLAN Denis, THIERRY Daniel, Journal local et réseaux informatiques, op. cit., p. 35