2. Autour des questions d’identité professionnelle, de médiation et de paradigme communicationnel.

Vaste programme ! Mais rappelons que modestement, nous souhaitons simplement montrer en quels termes les chercheurs s’interrogent ; quels enjeux sociétaux surgissent parfois par-delà les questions strictement internes à la profession de journaliste. Le rappel des perspectives de recherche tout comme les discours d’acteurs créent quelque chose comme l’arrière plan de notre étude. Un espace dynamique qui constitue un environnement discursif, réflexif pour notre travail : des paradoxes, des observations, des conseils, des interactions que nous devons garder continuellement présents à l’esprit pendant le temps de la recherche.

Si les constats de la partie précédente faisaient généralement suite à un scrupuleux travail de terrain, un certain nombre de considérations à venir relèvent plutôt de la prospective. Cette précision n’a pas pour but de discréditer les réflexions qui vont suivre. Il s’agit simplement d’une réserve prudente : toujours dignes d’intérêt, certaines considérations hypothétiques demeurent en attente des éléments qui permettront de les confirmer, de les infirmer ou tout simplement de les nuancer.

Apparentées à la question du paradigme communicationnel des médias de masse, les nombreuses interrogations des chercheurs concernent le développement du journal en ligne présenté comme une étape fondamentale vers la fragmentation des informations (Wolton) et leur possible diffusion personnalisée. Or, la logique de l’action des journalistes des médias de masse « repose fondamentalement sur l’information magistrale proférée à partir du centre et du sommet vers un public de masse indifférencié »188. Par ailleurs, le choix des informations et « l’objectivité » dans le traitement de celles-ci sont considérés comme indispensables pour éclairer le jugement du citoyen-électeur. Selon François Demers, les journalistes formés autour de la notion de médias de masse et de communication unidirectionnelle se sentent menacés par le développement de ces médias qualifiés d’interactifs.

Concernant la question de l’interactivité, réelle ou supposée et ses multiples définitions, (interactivité à partir de laquelle il est possible de penser la personnalisation des informations) les avis sont partagés. Ce sujet représente un vaste chantier de recherche engagé notamment par Keith Kenny et quelques uns de ses doctorants189. Selon ces scientifiques, un effort de définition reste à produire et à confronter à la réalité des journaux en ligne. Déception garantie, affirment-ils...

La question de l’interactivité conduit naturellement certains chercheurs à considérer que le public, disposant de moyens supplémentaires et efficaces de s’exprimer, peut faire pression de façon à obtenir ce qu’il souhaite. L’interaction avec le lectorat et la nécessité d’être à l’écoute de la demande pour concevoir des produits rentables entament le statut, l’image du journaliste. Ce souci du client au point de chercher à l’avance quelle sera sa réaction au produit et de définir ce produit en fonction des réactions anticipées du public correspond à ce que François Demers appelle « le journalisme de marketing »190. Pour autant, doit-on considérer que le journal en ligne nous fait passer d’une logique de l’offre à une logique de la demande ? La réalité se situe probablement dans un rapport dialectique entre offre et usages.

La soumission accrue au lectorat et l’accès aux sources pour tous, rendu possible par le mode de fonctionnement du réseau, remet en question le rôle traditionnel et souvent décrié de gate-keepers ou d’agenda setters des journalistes. Benoît Grévisse parle de « la fin des maîtres des sources »191, Wolton de « concurrence » des usagers qui disposent désormais de nombreuses possibilités, de nombreux outils pour choisir leurs informations et se constituer en « mini-journalistes »192. Que ce soit pour dénoncer l’anarchie sur le Web, un nombre démultiplié de sources possibles associé à un manque certain de fiabilité ou pour regretter que les journalistes en ligne, souvent considérés comme les « journalistes du futur », précurseurs du journalisme de demain, aient pour mission essentielle la mise en forme des dépêches des quelques agences de presse qui alimentent la planète entière en informations brutes, la plupart des chercheurs s’inquiètent des récentes évolutions de la presse et de leurs implications socio-politiques. Nous nous associons volontiers aux propos de Marc Lits lorsqu’il dénonce « l’emprise des idéologies passéistes », considérant que « ‘les risques liés au développement d’Internet existent sûrement, mais ils sont sans doute ailleurs que là où les chercheurs les identifient aujourd’hui ’»193.

Mais un autre danger guette le chercheur : il nous semble en effet que ce dernier se livre parfois à un exercice rhétorique brillant, proche du raisonnement philosophique mais qui fait l’économie d’une confrontation rigoureuse et exigeante avec la réalité, avec la résistante matérialité d’un corpus. En effet, peut-on accepter d’emblée que « la communication multimédiatique rompt avec ce modèle [celui des médias de masse] puisqu’au monopole du savoir transmis, elle substitue une élaboration commune de ce savoir »194 ? ou encore que le problème essentiel se situe dans la « dilution des identités énonciatives »195 ?

L’analyse des discours qui accompagnent les récents développements de la presse en ligne ainsi que l’analyse de corpus qui suivra a justement pour but de confronter les discours à la réalité de l’offre de la presse en ligne.

Pour résumer et conclure cette incursion dans l’univers des journalistes, rappelons simplement que nos lectures montrent nettement que la plupart des professionnels ont le sentiment d’être emportés par un courant contre lequel rien ne sert de résister même si certains luttent avec acharnement. À l’origine de ce courant, se trouve une évolution technologique dont la majorité des acteurs semble considérer qu’elle est essentielle, qu’il ne faut donc pas se laisser distancer mais au contraire se l’approprier sans tarder. Derrière l’intérêt porté à l’innovation, au « progrès technique » se cachent potentiellement de nouveaux marchés, de nouveaux profits qu’il ne s’agit pas de laisser à d’autres.

En attendant les profits annoncés, les journaux, avec plus ou moins de vigueur, de conviction et de moyens, se confrontent avec les nouvelles technologies. Nous avons vu comment la question des outils, des équipements se répercute dans les pratiques quotidiennes et induit aussi des changements en termes de statut professionnel et de rôle social.

Il ne s’agit pas de reprendre ce qui vient d’être écrit sur le sujet. Notre propos à venir sur les discours de la technique portera plus spécifiquement sur quelques thèmes situés au coeur du fonctionnement de la presse en ligne, interactivité et hypertextualité notamment. La multimodalité qui associe dans un même document texte, images animées ou non et son, autre spécificité reconnue de la communication multimédia sera moins discutée pour deux raisons essentielles :

Cette étude des discours de la technique (ou plutôt des technologies mobilisées par la presse en ligne) se propose de montrer comment l’idéologie se trouve au coeur de chaque métaphore, de chaque rêve développé à partir de l’innovation. Nous cherchons simplement à montrer de quelle façon « l’idéologie colle à la technique, ou plutôt à la technologie, c’est à dire au discours sur la technique » pour reprendre l’expression de Pierre Musso197. Bien entendu ce travail pourrait être extrêmement développé et détaillé mais une présentation rapide, argumentée et illustrée de ce qui constitue l’environnement idéologique de l’offre nous semble suffisante pour en estimer l’impact sur l’offre et permettre d’évaluer les contradictions, les décalages entre discours et réalisations.

Notes
188.

DEMERS François, « Impacts des nouvelles technologies de l’information et de la communication : déstructuration (et restructuration ?) du journalisme », in Technologie de l’Information et Société, vol. 8, n° 1, 1996, p. 60

189.

Citons notamment un de ses articles disponible en ligne : KENNEY Keith, GORELIK Alexander, MWANGI Sam, « Interactive features of Online Newspapers » in First Monday, janvier 2000
http://www.firstmonday.dk/issue5_1/kenney/index.html (dernière consultation novembre 2000)

190.

DEMERS François, « Impacts des nouvelles technologies de l’information et de la communication : déstructuration (et restructuration ?) du journalisme », op. cit. p. 59

191.

GREVISSE Benoît, « Journalistes sur Internet : représentations professionnelles et modifications des pratiques » in Les Cahiers du journalisme, « Journalisme et technologies nouvelles : les mutations obligées », n° 5, 1998, p. 86-103

192.

LEPIGEON Jean-Louis, WOLTON Dominique, L’information demain, de la presse écrite aux nouveaux média », op. cit., p. 246

193.

LITS Marc, “De la presse écrite à Internet” in Sociétés et représentations, n° 9, op. cit. p. 102

194.

LITS Marc, ibid p. 104

195.

ibidem p. 104

196.

REBILLARD Franck, “La presse multimédia. Une première expérience de diversification de la presse écrite sur cédérom et sur le Web”, in Réseaux, n° 101, Éd. Hermès, Paris, 2000, p. 141-171

197.

MUSSO Pierre, Économie politique des réseaux, Les théories de la communication, CinémAction, n° 63, mars 1992, p. 156