a) Les approches socio-techniques, remparts contre les déterminismes

À la lecture des différents articles et ouvrages qui composent notre documentation, il apparaît que la question technique est abordée principalement selon trois axes :

  • soit la technique est située à l’origine de l’offre et des usages : non seulement cette dernière permet, autorise mais elle conditionne et détermine. Dans cette perspective, les offreurs imposent.

  • soit c’est la prise en considération d’une attente du marché, des besoins des utilisateurs et des concepteurs qui crée un défi que la technique tente de relever. Ainsi, l’offre technique progresse, répondant provisoirement à des attentes toujours plus exigeantes. L’usager apparaît libre d’accepter ou de détourner l’offre technique. Dans cette perspective, l’usager dispose.

  • soit l’articulation entre technique, offre et usages sociaux est présentée sous forme d’une relation dialectique complexe, d’influences réciproques, d’interdépendance à définir pour chaque innovation. Cette observation attentive et répétée des phénomènes permet de repérer certaines étapes récurrentes concernant l’évolution du statut de l’objet technique par exemple198.

Si ce dernier point reprend une perspective déjà présentée dans ce travail, développée notamment par des historiens des techniques de communication comme Catherine Bertho-Lavenir ou Patrice Flichy, il convient d’admettre que ce type de raisonnement n’est pas le plus répandu. Une certaine confidentialité ou en tout cas un confinement relatif dans les espaces académiques semble être le prix à payer pour qui souhaite articuler de façon complexe des données hétérogènes (économiques, sociologiques, politiques, juridiques ou encore psychologiques...). À l’opposé, la relative simplicité conceptuelle du déterminisme technique séduit et se trouve très largement représentée, véhiculée par la presse d’information générale ou spécialisée, par les experts voire même par de nombreux scientifiques.

Nous n’avons pas pour projet de prouver cette affirmation à grand renfort de données statistiques mais la lecture de la presse et des publications scientifiques s’avère fort instructive. Nous illustrerons donc notre propos par quelques exemples significatifs parmi tant d’autres possibles. À ce titre, citons Jean-Marie Colombani, président du directoire de la S.A. Le Monde qui affirme lors d’une interview :

‘« Ce nouveau support permet de s’affranchir des contraintes d’espace, de délai et de volume [...] et, en utilisant toutes les possibilités de l’informatique et de la numérisation, de distribuer à terme une information personnalisée et interactive. »199

CD-RAMA, magazine spécialisé dans l’informatique et le multimédia, affirme quant à lui, dans un article concernant l’audiovisuel sur les réseaux informatiques de communication, que le développement de l’offre est dépendant de l’augmentation de la largeur de bande passante disponible200. On retrouve un discours très voisin dans le rapport de Gérard Théry au Premier Ministre, dans lequel le développement des « autoroutes de l’information » est présenté comme dépendant du câblage systématique en fibre optique de tout le territoire français201. Dans le domaine scientifique, des chercheurs généralement plus proches de l’informatique que de la communication écrivent volontiers leurs certitudes concernant le rapport de détermination qui existe entre la technique d’une part et le développement de l’offre et des usages de l’autre202. Il ne s’agit évidemment pas de nier le rôle joué par l’innovation technique dans le développement de l’offre ou des usages mais seulement de dénoncer une simplification extrême dans la compréhension des situations.

Il peut se trouver parfois quelques réflexions sur le fait qu’une méconnaissance des attentes du marché, sur la négation de certains facteurs économiques ou culturels puissent être à l’origine d’un échec. Mais ce type de perspective où les acteurs sociaux ne se contentent pas de subir est largement minoritaire dans les textes qui traitent des techniques essentielles du dispositif de la presse en ligne. Ce renversement qui présente des acteurs sociaux ou des sujets dotés de libre-arbitre en vertu duquel ils ont toute liberté d’agir et de réagir face au développement d’une innovation technologique tend à substituer :

‘« un déterminisme social à un déterminisme technologique, [et] exprime une perception tout aussi radicale du rapport entre les technologies et les sociétés. »203

Ne pas nier le rôle joué par le sujet, ne pas nier non plus le poids de l’offre technologique, des intérêts des différents acteurs sociaux impliqués, pour ne pas tomber dans le piège des explications simplistes et réductrices... Sur les pas de Michel de Certeau, nous adoptons la distinction fondamentale entre stratèges et tacticiens qui permet de penser le rôle réel mais limité de l’usager.

‘« J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces [...].
J’appelle tactique l’action calculée que détermine l’action d’un propre. Alors, aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. »204

Retrouvant le terrain plus restreint des sciences de l’information et de la communication, notre attention se porte plutôt sur un certain type de perspective : celle de Jacques Perriault qui analyse les usages à partir de la distinction entre les logiques d’ingénieur et les logiques d’usage admettant volontiers les possibles détournements d’usages205 ou encore celle de Patrice Flichy qui articule « le cadre technique » et le « cadre d’usage »206. Réaffirmons donc, une fois encore que notre projet de recherche s’inscrit dans cette volonté d’articuler ces logiques ou ces cadres dans une approche « en termes de construction sociale de la réalité et de relations rétroactives entre offre et demande, technique et social... »207

Notes
198.

Nous faisons référence ici au travail de Patrice Flichy précédemment cité et développé dans son livre sur L’innovation technique.

199.

COLOMBANI Jean-Marie, « Internet, une chance pour la presse écrite » (interview) in Les nouveaux cahiers de l’irepp, « Médiation », n° 21, juin 1997, p. 79

200.

« L’audiovisuel par la bande », CD-RAMA, n° 22, décembre 1996.

201.

Gérard Théry qui fut un acteur essentiel de la politique volontariste d’implantation du Minitel. THERY Gérard, Les autoroutes de l’information, La Documentation Française, Paris, 1994, 127 p.

202.

Les exemples sont inombrables et il est bien difficile d’en citer un plutôt qu’un autre. Notons cependant le travail intéressant de Daniel CHANDLER sur le déterminisme technologique. Il a contibué à un dossier spécial de CMC magazine en février 1996 « special focus on technological determinism » en publiant un article intitulé “Shaping and being shaped”, http://www.december.com/cmc/mag/1996/feb/chandler.html . (dernière consultation sept. 2001) Les références de son livre intitulé The act of writing : a media theory approach et un aperçu de son travail peuvent être consultés sur http://www.aber.ac.uk/~dgc/tecdet.html (dernière consultation octobre 2000)

203.

RUELLAN Denis, Journal local et réseaux informatiques, op. cit, p. 22

204.

de CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, T. 1, Arts de faire, Paris UGE 10/18, 1980, p. 82

205.

PERRIAULT Jacques, La logique de l’usage, Paris, Flammarion, 1989, 253 p.

206.

FLICHY Patrice, L’innovation technique, op. cit.

207.

PÉLISSIER Nicolas, ROMAIN Nicolas, « Journalisme de presse écrite et nouveaux réseaux d’information », op. cit., p. 61