2. Une dimension souvent préconisée mais pas nécessairement adoptée

Pour Steve Outing, spécialiste des journaux en ligne, l’interactivité constitue un des facteurs majeurs du succès d’un site Web. Alors que sa lettre bi-hebdomadaire se présente sous le titre « What exactly is interactivity ? »215, l’auteur ne propose pas réellement de définition mais consacre la majeure partie de son texte à faire la liste des éléments essentiels pour concevoir « le site interactif idéal d’informations »216 ! Sans détailler cette liste voici cependant les ingrédients pressentis comme essentiels à l’interactivité d’un journal en ligne :

  • l’existence de forums de discussion (généralement thématiques),

  • l’existence de « chat » (ce qui signifie bavarder en anglais) autorisant le dialogue en direct avec des journalistes, des personnalités invitées ou d’autres internautes tout simplement,

  • l’hébergement gratuit de pages Web personnelles pour tout internaute qui en fait la demande,

  • des espaces réservés à des pages « hobby » pour créer une dynamique de type communautaire autour de ces passions partagées,

  • une rubrique « carnet » qui offre un espace pour que chaque avis de naissance, mariage ou décès puisse être composé de tous les éléments que la famille souhaite présenter (photo, poème, film etc.). Tous les proches peuvent par ailleurs ajouter leurs messages de félicitation, de condoléances, sympathie etc.,

  • sur le même principe, des espaces communautaires et associatifs construits et animés par leurs membres doivent être proposés,

  • la publication des réactions des utilisateurs, qu’il s’agisse de courriers ou de statistiques de satisfaction, de votes etc. au même titre que celles des critiques professionnels,

  • la construction de l’interactivité au sein des articles ce qui doit se manifester selon l’auteur, par l’intégration d’appels aux commentaires des lecteurs dans le cours des articles,

  • organiser des scrutins selon les règles en vigueur,

  • l’exploitation des réactions comme un matériel-source au même titre que les autres et l’intégrer.217

À cette longue liste élaborée par Steve Outing à partir de la juxtaposition des diverses expériences observées parmi les sites Web de la presse nord-américaine, il faut ajouter un dernier conseil de l’auteur. Celui-ci considère en effet que chaque site de presse devrait employer des personnes dans le cadre d’un « service clients » entièrement dédié à la gestion des courriers et des diverses interventions des internautes. Notons au passage que sous la plume de Steve Outing, ces derniers sont des usagers, des clients, des consommateurs mais en aucun cas des lecteurs et que l’information est étonnamment absente de cette liste de recommandations218...

Dans la presse quotidienne nationale, dès qu’un article traite du développement des éditions en ligne, le concept d’interactivité apparaît tout à fait central. Le jeudi 12 novembre 1998, le quotidien Libération titre « La presse s’interactive » ajoutant « Internet. De nouveaux rapports journaliste - lecteur en ligne ». L’article, signé par Laurent Mauriac, responsable des éditions multimédias de Libération, reconnaît l’importance de l’interactivité pour très vite rappeler les réticences que cette dimension suscite chez les journalistes professionnels. Très vite surgit le spectre d’une possible déstabilisation du journaliste, d’une remise en question des rôles qui lui sont généralement assignés. Nous ne reviendrons pas sur ces questions déjà abordées concernant la remise en question des idéaux fondateurs de l’identité professionnelle des journalistes.

Pour certains journalistes, le problème ne se pose pas en ces termes ; ils craignent surtout de ne pouvoir faire face au surcroît non négligeable de travail dû à la gestion des interventions des lecteurs et supportent mal l’idée de poursuivre leur effort à la suite des réactions suscitées après qu’aient été publiés leurs articles219. Cette appréhension est moins anecdotique qu’il n’y paraît en premier lieu. Elle témoigne de la prise de conscience d’une modification importante de la nature de l’information sur la presse en ligne et par voie de conséquence le rapport du journaliste à cette dernière devra probablement évoluer. Écrire un article pourrait désormais engager le journaliste dans la durée...

Si de nombreux articles abordent la question de l’interactivité, la plupart la présentent comme une caractéristique essentielle des documents numériques. Ils reconnaissent cependant que la presse en ligne ne répond pas encore de manière satisfaisante aux espoirs des utilisateurs, aux attentes engendrées par des potentialités technologiques décrites de façon anticipée. Une étude comparative menée aux États-Unis en 1998, portant sur une centaine de sites de journaux en ligne, souhaitait évaluer leur degré d’interactivité... Une seule conclusion fiable s’impose : le très faible niveau d’interactivité des sites d’information à cette époque, 94% des articles ne contiennent aucun lien et 49% seulement des reporters contactés par courrier électronique ont répondu au message qui leur a été envoyé220... L’article signé par Keith Kenney, Alexander Gorelik, Sam Mwangi qui fait référence à cette étude221, rappelle que malgré une mise en oeuvre décevante de l’interactivité dans les sites, celle-ci se voit attribuer un rôle essentiel dans ce que les auteurs nord-américains présentent comme un véritable changement de paradigme: il est fréquent de voir annoncé la fin des mass-media remplacés par une communication désormais multi-directionnelle, la fin aussi des récepteurs devenus des participants actifs (même si il est désormais admis que le récepteur n’est pas complètement passif quelle que soit la situation de communication où il se trouve).

Concept mou, l’interactivité retient généralement l’attention par les possibilités de contacts interpersonnels qu’elle autorise (en direct ou en différé) en tout point du globe pourvu que l’on ait accès au réseau. (Nous reviendrons plus loin sur une série de termes mythiques dont le mot « réseau » fait partie, associés à la « société de l’information »). Gardons donc à l’esprit ces commentaires, ces prédictions pour les confronter ultérieurement à l’offre de la presse en ligne. Mais auparavant nous souhaitons nous attarder sur un autre concept mythique et partiellement situé sur le territoire de l’interactivité : l’hypertextualité. Si l’imaginaire ne cesse d’accompagner l’innovation technique, voyons comment certaines utopies, parfois très anciennes semblent s’actualiser dans le développement de l’écriture hypertextuelle.

Notes
215.

OUTING Steve, « What exactly is interactivity », in Stop the Presses, 4 décembre 1998
http://www.mediainfo.com/ephome/news/newshtm/stop/st120498.htm (dernière consultation juin 2000)

216.

« Here’s a check list of elements you would include in the “ideal” interactive news site » écrit Steve Outing.

217.

Voici les titres originaux de la liste de Steve Outing : « Discussion forums; Live chat; Reporter e-mail adresses; article feedback mechanism; personal Web pages; user hobby/special site; birth, marriage, death; community group pages; adding user comments to pro criticism; build interactivity into stories; user polls, done the right way; use online comments as a reporting tool. »

218.

OUTING Steve, « Newspaper Web sites begin to offer customer service » in Stop the Presses, 24 mai 2000, http://www.editorandpublisher.com/ephome/news/newshtm/stop/st052400.htm dernière consultation mai 2000)

219.

LASICA J. D., « Net Gain » in American Journalism Review, volume 20, number 2, nov. 1996 p.32. « Even here on the cutting edge, reporters are loath to respond to all these readers. There feeling is , after they report and wright the piece, they want to walk away from it and go on to the next project. The problem is, the reader’s involvement has just begun. »

220.

TANKARD J.W., BAN H., « Online newspapers: Living up to their potential? », communication présentée au AEJMC, à Baltimore, août 1998.

221.

KENNEY Keith, GORELIK Alexander, MWANGI Sam, « Interactive Features of online newspapers », op. cit., p. 3