1. Définition et petite histoire de l’hypertexte

Roger Laufer et Domenico Scavetta définissent ainsi l’hypertexte : « Un hypertexte est un ensemble de données textuelles numérisées sur un support électronique, et qui peuvent se lire de diverses manières »224. Le dictionnaire Hachette dans sa version 2000 ajoute qu’il s’agit d’un « système constitué par un ensemble de textes et par des liens qui les unissent ». Si nous poursuivons, utilisant le lexique des concepteurs d’hypertextes, il faut préciser que les données sont réparties en éléments ou « noeuds » d’information désignés par des « liens » sémantiques que l’utilisateur active, appelant ainsi des documents programmés pour apparaître. On dit aussi que les liens sont « ancrés » à des zones précises, généralement des mots, des phrases. L’idée de documents conçus de façon non linéaire, dont la lecture donne accès à plusieurs auteurs et à plusieurs niveaux d’écriture existe déjà en germe dans certains textes religieux avec les commentaires inscrits à la marge de certains manuscrits de textes chrétiens ou les commentaires du Talmud de Rachi à la fin du XIe siècle par exemple. Aujourd’hui, la plupart des auteurs s’accordent à penser que dans leur grande majorité, les hypertextes n’ont pas seulement vocation à présenter des données textuelles mais aussi des images, des sons ce qui estompe considérablement les distinctions qu’ils avaient établies, il y a une petite dizaine d’années, entre hyperdocument, hypermédia et hypertexte225.

Si l’on prête un peu d’attention au développement de l’hypertexte, on comprend rapidement que le rêve qui le sous-tend est plus ancien et plus ambitieux que les quelques précisions techniques fournies par la définition. L’essentiel se situe en réalité autour de l’objectif qui sous-tend ce dispositif technique. L’utopie qui se cache derrière n’est pas neuve ; il s’agit d’imaginer la possibilité de convoquer tout le savoir du monde depuis un même lieu, d’édifier ces fameuses cathédrales de savoir dont rêvaient les philosophes du Moyen-Âge, de proposer une nouvelle encyclopédie universelle à la suite de Diderot et d’Alembert. Selon Sylvain Auroux, analysant la « figure de l’encyclopédie » :

‘« Les renvois constituent “la partie de l’ordre encyclopédique la plus importante”226. Ils permettent l’ouverture multidimensionnelle de l’ouvrage qui, à l’inverse du discours suivi, ne voit jamais l’ordre de ses lectures déterminé une fois pour toutes, mais s’offre aléatoirement au choix de tous les parcours possibles qui mènent de l’une à l’autre de ses entrées. [...] Tissu conjonctif entre les individualités lexicales, les renvois permettent enfin à l’encyclopédie de signifier l’univers (encore un coup métaphoriquement), non plus dans sa fragmentation infinie, mais dans sa cohésion et sa continuité. »227

Le rapprochement entre la structure des documents hypertextuels et l’encyclopédie revient de façon récurrente. Ainsi, dans un article du Monde se proposant d’expliquer la signification du mot hypertexte, il est écrit que « ce sont les encyclopédistes qui donneront à l’idée d’hypertexte son premier essor »228. Pour Franck Cormerais et Alain Milon, s’agissant du multimédia, la référence au projet encyclopédique est évidente car, selon eux :

‘« l’Encyclopédie, comme inscription de liens hétérogènes entre les parties du savoir, annonce le concept d’hypertexte et préfigure l’âge des réseaux où l’information partagée remplace le message distribué ou réparti. L’Encyclopédie oppose, au secret, une polyphonie du savoir accessible par chacun. »229

Si les documents numériques, grâce à l’hypertexte, actualisent le projet encyclopédique, ce projet mythique qui n’a jamais réellement cessé de hanter les hommes se manifeste effectivement dans les projets précurseurs de l’hypertexte dont voici un rapide rappel :

  • 1945, Vannevar Bush décrit dans un article intitulé As We May Think 230, un système qu’il appelle MEMEX (Memory Extender) qui ne verra jamais le jour. Ce mathématicien nord-américain, conseiller du président Roosevelt, rêvait au sortir d’une guerre destructrice, de créer un système d’accès efficace à la masse des connaissances mondiales, accumulées depuis des siècles. On ne manquera pas de faire le rapprochement avec Norbert Wiener, cet autre savant nord-américain, qui, à la même époque, travaillait pour permettre la circulation de l’information, son accès à tous, dans l’espoir de faire échec à de nouvelles tyrannies231... Ce qui est intéressant dans MEMEX et inspirera de nombreux chercheurs, c’est la volonté clairement exprimée de créer un environnement favorable à la recherche en singeant nos façons de penser, plus intuitives que ne le sont les systèmes d’archivage et de classification hiérarchiques et normalisés.

  • 1963, Douglas Englebart réalise une base de données textuelles dont la gestion se fait grâce à un système de références croisées. Cette base de données devait être un véritable outil de travail plus qu’un nouveau moyen pour permettre une simple lecture des textes. On considère généralement que Douglas Englebart est à l’origine de la mise en oeuvre du premier hypertexte.

  • 1965, Ted Nelson, toujours aux Etats-Unis, crée le terme hypertexte. Il travaille sur un projet baptisé Xanadu qui réunirait la plupart des textes imprimés et les rendrait ainsi accessibles au lecteur qui se connecte au réseau.

Ainsi qu’il transparaît dans cette succincte histoire de l’hypertexte, le mythe de la maîtrise de l’infini, d’un accès et d’une navigation libre, le mythe d’une communication transparente étaient déjà présents dans les projets des origines...

Notes
224.

LAUFER Roger, SCAVETTA Domenico, Texte, hypertexte, hypermédia, PUF, Paris, coll. Que sais-je ?, n° 2629, 1992, p. 3

225.

Pour Jean-Pierre Balpe par exemple, « Un hypermédia est en effet un ensemble d’informations appartenant à plusieurs types de médias (texte, son, image, logiciel) pouvant être lu (écouté, vu) suivant de multiples parcours de lectures, en utilisant également la possibilité de multi-fenêtrage. [...] Un hypermédia n’est rien d’autre qu’un hypertexte gérant des “textes” supportés par des médias divers. », Hyperdocuments, Hypertextes, Hypermédias, Eyrolles, Paris, 1990, p. 18

226.

DIDEROT, art. “Encyclopédie”, cité par Sylvain AUROUX

227.

AUROUX Sylvain, La sémiotique des encyclopédistes, Payot, Paris, coll. Langages et sociétés, 1979, p. 323-324

228.

Le Monde, « Sabir cyber : Hypertexte », le 14 mars 2000.

229.

CORMERAIS Franck, MILON Alain, « La navigation multimédia et le retour au projet encyclopédique », in Communication et Langages, n°116, Editions Retz, Paris, 1998, p. 80

230.

BUSH Vannevar, « As We May Think » in Atlantic Monthly, n° 176, juillet 1945, p. 101-108

231.

Le projet cybernétique est notamment analysé par Philippe BRETON dans son livre L’utopie de la communication ; l’émergence de l’homme sans intérieur, La Découverte, Paris, 1992, 151 p.