À la suite des théoriciens idéalistes de la première heure, se trouvent aujourd’hui encore de très nombreux penseurs, chercheurs, créateurs pour clamer l’imminence de bouleversements radicaux dans notre rapport au texte, à la culture, au savoir, à la société, bref à l’univers tout entier. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple parmi tant d’autres possibles, Jean Clément écrit que :
‘« l’ère du numérique produira des effets aussi profonds que ceux qui, de la première Bible imprimée au nouveau roman, ont façonné notre pensée et notre sensibilité. [...] Du livre-objet, on est passé au livre-bibliothèque, au livre-monde, à l’hyperlivre, au cyberespace.»232 ’Certains écrits confinent au spiritualisme ou au mysticisme. Ainsi, Anthony J. N. Judge qui cherche à représenter graphiquement les structures hypertextuelles s’inspire de la philosophie taoïste, des hexagrames du chinois I Ching et fait référence aux « perspectives spirituelles futuristes de Teilhard de Chardin ».233 Il affirme par ailleurs, qu’ « en tant qu’architectes de l’information, les Web designers sont probablement les bâtisseurs de cathédrales de notre ère ».234
Nous ne nous sommes pas attardée sur ce type de recherche dont nos compétences scientifiques et linguistiques ne permettent pas d’évaluer la pertinence avec certitude. Par ailleurs, nos préoccupations ne nous invitent pas spécialement à développer de réflexion dans cette direction. Nous retrouverons cependant cette perspective un peu « mystique » lorsque nous évoquerons brièvement les discours qui accompagnent le thème extrêmement vaste du réseau.
Il existe des auteurs qui proposent une analyse de l’hypertextualité plus nuancée que les premiers théoriciens ou les spiritualistes précédemment évoqués. La deuxième génération d’auteurs sur l’hypertexte apparaît au début des années 1990235 ; elle présente à sa manière ce qui différencie le monde de l’imprimé et celui de l’édition électronique. Pour la plupart des chercheurs qui travaillent à l’heure actuelle sur le concept de l’hypertextualité, l’analyse se construit encore, la plupart du temps, sur une comparaison entre les documents imprimés et les «hypertextes », les « hypermédias », le « livre électronique » ou encore le « document numérique »236...
La lecture de nombreux articles et ouvrages sur l’hypertexte nous apprend que l’imprimé est généralement considéré comme un objet stable, voire statique et linéaire : un article de journal ou un livre offre un d’accès simple aux lecteurs qui suivent la voie définie par un seul auteur. La lecture est encore souvent envisagée comme une activité essentiellement « passive » et privée (non collective même si les médias de masse, les industries culturelles recréent une forme d’usage collectif) : à la différence des participants de la culture orale, les lecteurs sont isolés les uns des autres. À la différence des travaux imprimés, que leur stabilité propose comme des produits finis, terminés, les textes électroniques semblent eux, infiniment malléables : ils peuvent être mis à jour, réédités, ou complètement réécrits à tout moment par leurs créateurs. Généralement, les textes électroniques n’ont ni numéros de page, ni titres en tête de page, ni aucun des repères qui donnent aux livres leur forme et leur système d’organisation. Le texte apparaît sous forme de fragments au sein d’éléments constitués... Ces unités de lecture prennent une vie propre tout en formant un ensemble. Elles détruisent leur connexion intime à la fois avec leurs auteurs et avec les autres unités du texte, pourtant parties intégrantes de l’ensemble du travail.
Autre point régulièrement évoqué : avec l’hypertexte, les lecteurs peuvent se déplacer très facilement d’un texte à l’autre. Ils risquent de ne pas ressentir les différences, les séparations qui existent entre les textes, s’attachant plutôt à leur interconnexion. Les textes électroniques détruiraient ainsi leurs différentes identités, fusionnant ensemble dans de vastes réseaux de textes immédiatement intégrés, préférant la perspective d’inter-connexions multiples à leur autonomie d’objet. Ce type d’approche peut être rapprochée de la réflexion menée par Marc Lits concernant l’énonciation sur Internet évoquant le risque de « la dilution des identités énonciatives » et même « la dissolution du sujet dans trop de sujets »... Est-il encore possible de parler d’énonciation et d’identité si l’émetteur ne peut plus être distingué, si l’énoncé se voit découpé en de multiples fragments ? Ceci fait dire à de nombreux auteurs que la domination des auteurs est condamnée à disparaître : il arrive même qu’ils ne soient pas identifiables en tant que créateurs de leur propres textes....
Les hypertextes ou hyperdocuments, accessibles par l’intermédiaire d’un ordinateur, peuvent être consultés depuis n’importe quel point ; certains affirment que les hypertextes n’ont pas de début et de fin. Par conséquent, ils n’ont pas les amorçages narratifs des textes classiques et le lecteur n’est pas tenu de lire « les pages » dans un ordre donné. Ainsi, comme le remarque Christian Vandendorpe, l’auteur
‘« ne peut pas utiliser le futur ni le passé pour fournir des indications d’ordre métanarratif : le récit est condamné à se dérouler dans un éternel présent. [...] L’hypertexte est le lieu où triomphe par excellence l’idéologie du “ ici et maintenant ”. »237 ’La trace des liens qu’un lecteur choisit de suivre devient plus importante que le travail initial de l’auteur. C’est elle qui crée le sens. Les auteurs peuvent seulement offrir des choix, c’est le lecteur qui choisit la voie d’accès à prendre. (dépossession de la maîtrise du sens, pour un sens en construction dans une interaction auteur-lecteur-technologie). Pour Jean-Pierre Balpe :
‘« un hyperdocument est tout contenu informatif constitué d’une nébuleuse de fragments dont le sens se construit, au moyen d’outils informatiques, à travers chacun des parcours que la lecture détermine. »238 ’Jean Clément écrit quelques années plus tard que :
‘« entre ordre et désordre, l’hypertexte se donne à déchiffrer comme la figure changeante d’une intelligibilité potentielle, comme un espace potentiel à construire »239.’L’hypertexte défierait ainsi radicalement les notions de base du monde traditionnel de l’imprimé : la profession d’auteur, l’intégrité du texte, et la lecture. Il menacerait également la pédagogie conventionnelle. L’enseignement traditionnel, comme l’écriture traditionnelle, est généralement perçu comme linéaire et distribué de haut en bas.
Après cette succincte présentation, nous paraît nécessaire d’examiner de plus près certains problèmes soulevés par les théories sur l’hypertexte et mettre à jour quelques raccourcis empruntés par nombre d’auteurs. Ainsi, dans leur effort pour établir des distinctions claires entre l’imprimé et l’édition électronique, les auteurs des théories sur l’hypertexte tendent à stéréotyper l’imprimé, la profession d’auteur, la lecture et le rôle du lecteur.
En premier lieu, les théoriciens de l’hypertexte déclarent volontiers que l’ “auteur” est une catégorie sociale qui cesse d’exister dans l’édition électronique... Or les mécanismes de la profession d’auteur changent, ne sont pas homogènes dans le monde imprimé. Dans les revues scientifiques par exemple, le collectif d’auteurs est très fréquent ; la vraie créativité se produit dans les laboratoires et les articles peuvent avoir une douzaine, ou même des centaines de co-auteurs240. En dehors du monde des laboratoires, d’autres espaces de l’imprimé existent où le statut d’auteur est attribué à des collectifs, à de multiples collaborateurs plutôt qu’à un individu. C’est le cas des encyclopédies qui n’ont généralement pas d’auteur, mais des centaines de contributions ; c’est aussi le cas du journal d’information. Les théoriciens de l’hypertexte soulèvent d’intéressantes questions lorsqu’ils décrivent l’auteur solitaire comme une construction conceptuelle basée sur des configurations de travail, des idées au sujet de la propriété intellectuelle, sur le rapport entre publication et promotion professionnelle et personnelle. Il faut toutefois considérer aussi un certain nombre d’auteurs différents.
En second lieu, nombre d’écrits sur l’hypertexte présentent la lecture d’un texte imprimé comme une activité passive et solitaire. Le monde de l’imprimé est ainsi envisagé comme une totalité rigide et hiérarchique dans la formulation et la distribution des connaissances, un système de haut en bas qui maintiendrait les individus en situation de dépendance et d’isolement. Or les historiens et les ethnographes de la lecture prouvent que les pratiques de lecture changent profondément en fonction des cultures et de la nature des textes lus. Christian Vandendorpe note que l’on « épluche » un contrat, on « dévore » un roman, on «feuillette » un journal, on « parcourt » un magazine241... Pour certains, l’activité de lecture est apparenté à une forme de butinage, pour d’autres à une « opération militaire »242. Quoi qu’il en soit, on considère depuis déjà de nombreuses années que le sens n’est pas donné, mais qu’il est le produit d’une activité de compréhension, bref d’une synthèse réussie entre une donnée et un contexte. La dimension éminemment active de la compréhension se trouve exprimée de façon explicite dans les expressions fréquemment employées comme « faire sens », interpréter, détourner,...
Quant à la question de l’isolement et de la solitude du lecteur, il faut une fois encore relativiser. En effet, dans les monastères médiévaux, la lecture était un exercice public et oral, et non une lecture solitaire ; d’autres environnements de lecture combinent espaces privé et public comme les clubs de lecture, les salons, ou encore les cafés littéraires et philosophiques qui semblent se développer ces dernières années. Plus simplement, le bistrot de quartier qui propose à sa clientèle plusieurs quotidiens, magazines ou autres types d’imprimés, sans oublier les salles de lecture des bibliothèques qui constituent des espaces publics de lecture autorisant parfois le travail collectif et l’échange. Encore une fois, il ne s’agit pas d’opposer un démenti catégorique aux affirmations précédemment évoquées, mais suggérer que les ruptures ne sont peut-être pas aussi radicales que certains auteurs veulent bien le dire. Pour Jean-Claude Guédon qui tente de déterminer les spécificités du document électronique par rapport au document numérique, il faut refuser l’idée d’une opposition radicale entre les deux243. Il se situe plutôt dans la perspective d’une recherche entre différenciation et complémentarité. C’est sous cet angle que nous envisageons notre travail sur la presse en ligne, comme l’étude des continuités technique, culturelle et économique tout autant que l’étude des mutations et des ruptures.
Mais alors que nous souhaitons raisonner en terme d’articulations et de complémentarités (ce qui ne signifie pas l’éviction de toute dimension conflictuelle), ce qui ne peut manquer de nous interpeller, c’est le décalage majeur, voire le gouffre existant entre les discours promotionnels et vulgarisateurs et la réalité de l’offre. Pour Alex Soojung-Kim Pang qui travaille sur la version électronique de l’Encyclopaedia Britannica depuis 1996, la technologie hypertextuelle n’existe pas encore réellement bien que personne n’accepte de le reconnaître. Selon lui, « le déterminisme technologique est déjà une mauvaise chose, mais le déterminisme lié à une technologie inexistante est pire encore »244. D’après ce chercheur et praticien, il ne faudrait parler d’hypertexte qu’avec beaucoup de prudence, en préférant le conditionnel aux affirmations péremptoires, considérant qu’il s’agit d’une éventualité, d’un devenir plus qu’une réalité.
Sans nier l’existence de l’hypertextualité et reconnaissant seulement les imperfections et les constantes évolutions de la technologie, il faut admettre que l’emphase, quasiment lyrique ou romantique de certains théoriciens peut provoquer des réactions parfois un peu excessives. D’autant plus que les textes les plus idéalistes côtoient des travaux de concepteurs de systèmes hypertextuels, d’ingénieurs réseau dont le principal problème consiste en réalité à automatiser la production de tels systèmes. (Par système nous entendons la construction de cadres logiques et techniques permettant la constitution de liens entre diverses composantes d’un ensemble plus vaste). Paradoxale donc, cette faculté de croire en une navigation libre, intuitive, créatrice et, en parallèle, ce travail acharné à penser l’automatisation des liens en fonction de tel ou tel indicateur, de telle ou telle logique... C’est d’ailleurs ce leurre que tente de dénoncer Blaise Galland lorsqu’il écrit que :
‘« les choix et les définitions préalables à la rédaction informatique du programme vont architecturer l’univers des routes possibles, et, par là même, exclure toutes les autres »245 ’J. Pomian renchérit en affirmant clairement que :
‘« la lecture hypertextuelle est une promenade au sein de scénarios plus ou moins préconstruits qui ne laissent souvent au lecteur que l’illusion de la liberté ».246 ’Nous reviendrons bien évidemment sur ces questions fondamentales au sujet de l’hypertexte lors de l’étude des parcours de lecture de nos journaux électroniques. Nous souhaitions simplement, avec ce court rappel historique, mettre l’accent sur la charge idéologique intégrée, depuis les origines, au dispositif technique de l’hypertextualité. Ce constat permet en effet d’envisager l’étude de la structure hypertextuelle des journaux comme un moyen de découvrir les représentations symboliques à l’oeuvre dans le cadre de cette nouvelle forme de presse d’actualité : en tant que les liens hypertextes ou « les renvois permettent de signifier l’univers » pour reprendre les termes de Sylvain Auroux247 et parce que les parcours proposés témoignent des stratégies développées par les éditeurs à l’égard des lecteurs.
Si interactivité et hypertextualité demeurent les thèmes majeurs et récurrents, censés définir les spécificités des journaux en ligne nous ne pouvons ignorer des thématiques fortes comme celle du réseau et des conséquences annoncées en termes de rapport au temps et à l’espace ou bien encore de lien social.
CLÉMENT Jean, « L’avènement du livre électronique : simple transition ? » in Apprendre avec le multimédia, où en est-on ?, sous la dir. de CRINON Jacques, GAUTELLIER Christian, éd. Retz, Paris, 1997, 220 p.
« Teilhard de Chardin’s futuristic spiritual perspective » Selon les termes de JUDGE Anthony J. N., « Sacralization of hyper link geometry » in Computer Mediated Communication Magazine, Mars 1997 http://www.december.com/cmc/mag/1997/mar/toc.html (dernière consultation sept. 2001)
« As information architecs, Web designers may be the “cathedral builders” of our era », JUDGE Anthony J. N, ibid,.
Parmi les auteurs de cette deuxième génération citons par exemple George LANDOW avec Hypertext: The convergence of Technology and Contemporary Critical Theory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992; Myron TUMAN, Literacy online: The Promise (and Peril) of Reading and Writing with Computers, Pittsburgh University Press, 1992.
Nous faisons référence notamment aux travaux de Jean Clément, Alex Soojung-Kim Pang, Christian Vandendorpe... Ce type de perspective intéresse de très nombreux chercheurs. Nous nous appuyerons essentiellement sur ceux que nous venons de citer, leurs recherches nous paraissant particulièrement intéressantes compte tenu des objectifs de ce travail.
VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 99
BALPE Jean-Pierre, Hyperdocuments, Hypertextes, Hypermédias, op. cit., p. 6
CLÉMENT Jean, « Du texte à l’hypertexte : vers une épistémologie de la discursivité hypertextuelle », in Hypertextes et hypermédias : réalisations, outils, méthodes, BALPE J.-P., LELU A., SALEH I. (coord.), Hermès, Paris, 1995, 317 p.
Encore peu développée en France, cette pratique est plus courante en Amérique du Nord par exemple. Les actes du colloque « Pratiques de situations de communication et NTIC » qui a eu lieu a Montpellier en Novembre 2000 devraient correspondre à ce type de logique. En effet, seuls doivent être publiés des articles collectifs résultats d’un travail coopératif mené en atelier thématique. Les noms de tous les participants (plus d’une centaine) seront mentionnés.
VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 207
VALERY Paul, Cahiers, I, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 1973, p. 29-30. L’auteur écrit en effet : “Un homme de valeur (quant à l’esprit) est à mon avis un homme qui a tué sous lui un millier de livres, qui lisant en deux heures, a bu seulement le peu de force qui erre dans tant de pages. Lire est une opération militaire.” Extrait cité par Christian Vandendorpe, op. cit., p. 208
GUEDON Jean-Claude, « Why are Electronic publication Difficult to Classify ? : The Orthogonality of Print and Digital Media », 4th Edition of the Directory of Electronic Journal, Association of Research Libraries, May 1994. gopher://arl.cni.org/11:scomm/edir . (dernière consultation septembre 1997). Ce chercheur écrit notamment « One of the common misconceptions about electronic publishing is that it is antagonistic to print culture. Nothing could be further from the truth. »
« Technological determinism is bad enough, but determinism caused by nonexistent technology is worse still » PANG Alex Soojung-Kim, “Hypertext, the Next Generation : A Review and Research Agenda” in First Monday, (revue électronique) novembre 1998. L’article peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.firstmonday.dk/issues/issue3_11/pang/index.html (dernière consultation septembre 2001)
GALLAND Blaise, « Production et transmission des savoirs », in Vers la société de l’information - Savoirs - Pratiques - Médiations, sous la direction de DELMAS R., MASSIT-FOLLEA F., Rennes, Editions Apogée, 1995, 204 p.
POMIAN J., « Hypertexte », dans le Dictionnaire critique de la Communication, dirigé par Lucien SFEZ, T2, Paris, PUF, 1993, p. 1505
AUROUX Sylvain, La sémiotique des encyclopédistes, op. cit., p. 324