d) Mythe et culte du réseau

Sans remonter aux origines avec les saint-simoniens ou avec Norbert Wiener et ses disciples, on constate sans peine que le mythe du réseau a été considérablement réactivé par le développement du réseau Internet. Nous avions déjà noté la présence d’une inspiration orientaliste chez certains théoriciens de l’hypertexte ; elle se retrouve chez les architectes du réseau Internet tout comme dans divers départements des universités californiennes dès la fin des années soixante-dix. Françoise Renzetti rapporte que le premier manuel de vulgarisation des nouveaux outils de recherche d’information sur l’Internet s’intitule « Zen and the art of the Internet »248 et qu’un autre guide destiné aux nouveaux membres de l’IETF a pour titre « The Tao of IET :a guide for new attendees of the Internet Engineering Task Force » 249 ...

Comme le démontre Philippe Breton plus récemment, l’existence d’un « culte d’Internet » perdure250. Ce chercheur reconnaît que les acteurs actuels de l’Internet sont les acteurs de l’informatique d’hier et qu’ils sont très marqués par la philosophie New-Age et la pensée Bouddhiste. Il analyse les schémas de pensée développés par ceux qu’il décrit comme les « fondamentalistes d’Internet », préconisant quant à lui, de « laïciser Internet »251.

Parmi les « fondamentalistes » de l’Internet, selon les termes de Philippe Breton, se trouve notamment, Philippe Quéau qui écrit en 1998 que :

‘« Le numérique est une nouvelle lingua franca permettant la transparence totale entre toutes les formes de représentation. [...] Cette révolution culturelle va si loin qu’on peut même parler de l’apparition d’une nouvelle manière d’être. Après l’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer, viendrait l’âge virtuel... »252

Dans cette mouvance fondamentaliste, poursuivant dans le même registre, Pierre Levy affirme dans son dernier livre intitulé World Philosophy, que :

‘« L’évolution cosmique et culturelle culmine aujourd’hui dans le monde du cyberespace. »253

Comme tout mythe, le réseau est chargé de valeurs idéales à partir desquelles certains auteurs critiquent la réalité passée ou présente. La référence intégrée des valeurs de la cybernétique (mise à disposition et circulation libre des informations, transparence, rétroaction, etc...) dans le réseau Internet (et les technologies qui lui sont aujourd’hui associées comme l’hypertexte) se trouve aussi au fondement de ce que Philippe Breton et Serge Proult appellent le « paradigme numérique » et « l’idéologie de la communication »254. Quand la communication est érigée en valeur idéale et salvatrice du social...

Après cette introduction générale à notre propos concernant la mythologie développée autour de la notion de réseau, nous souhaitions présenter rapidement quelques discours exemplaires selon trois axes déterminés : réseau et territoire, réseau et temporalité, réseau et organisation sociale. Or ce type de découpage est fort peu présent en l’état dans la plupart des textes prophétiques auxquels nous nous sommes intéressée. Les auteurs de ces derniers se situent plutôt dans le cadre de perspectives extrêmement larges où les différentes dimensions que nous avions envisagées se trouvent intimement mêlées, quasiment amalgamées... Par conséquent et malgré le fait que cela puisse paraître simpliste de prime abord, nous nous contenterons de citer quelques morceaux d’anthologie en matière de discours prophétique. Et que ceux-ci soient optimistes ou fondamentalement pessimistes, cela ne change rien à l’affaire ; ils participent tous de la même tendance à penser les phénomènes de façon globale, à extrapoler hâtivement, en dehors de toute préoccupation scientifique sérieuse. Ces réflexions ne se prêtent très aisément à un découpage thématique précis sauf à faire une étude détaillée et approfondie de l’ensemble de ces textes, ce qui ne se justifie pas compte tenu de nos objectifs.

Le premier nom qui vient à l’esprit du fait de la médiatisation importante de ses prises de position est sans aucun doute Paul Virilio. Grâce à des formules « chocs », celui que l’on présente comme un urbaniste philosophe, et qui aime à se nommer « dromologue », jouit en effet d’une visibilité et d’une audience relativement importante : l’essayiste se vend mieux que le chercheur en laboratoire... Mais citons simplement quelques-unes de ses formules à succès :

‘« L’immédiateté favorise la prédominance du “maintenant” sur le “ici”. “Ici” n’est plus, tout est “maintenant”. [...] Je redoute la suprématie d’un temps mondial unique, d’un temps cosmique d’unification appliqué à la terre. Car l’unification est forcément tyrannique. [...] La bombe informatique explose seulement maintenant à travers les multimédias et la digitalisation généralisée de toutes les informations. Le Tchernobyl informatique va pouvoir commencer. [...] L’informatique est aussi un synthétiseur d’information. À travers la digitalisation on peut réduire les films, modifier une scène, etc, mais on lave la forme et le contenu, on le dévitalise. »255

Les formules sont nombreuses ; celles que nous avons choisies sont issues d’un entretien accordé à Guy Lacroix publié dans Terminal. Il est aisé d’en trouver de plus spectaculaire dans la presse généraliste car les formules « chocs » de Paul Virilio lui garantissent un accueil favorable auprès des médias de masse et de leurs publics. Il demeure que l’urbaniste intéressé par les questions de territoire présente une réflexion où l’idée de l’accélération du temps est omniprésente, devenant même la cause de bouleversements majeurs en termes d’organisation sociale modifiant même l’être humain dans son corps. Ainsi, « la proximité électromagnétique » affectera tous nos sens affirme-t-il, y compris la sexualité. Plus grave encore, se trouve le risque de déréalisation absolue puisque selon Jean-Louis Weissberg « Paul Virilio considère la substitution du réel par les signes du réel en passe d’être achevée. »256 On reconnaît ici un thème cher à Jean Baudrillard notamment, ou à Gianni Vattimo257 par exemple. Mais il serait faux de cantonner ces propos alarmistes ou simplement critiques dans la sphère peut-être un peu à la marge de certains intellectuels... Dans la presse, les inquiétudes que font surgir « la société en réseau », (en référence à l’incontournable ouvrage de Manuel Castells258) sont aisément perceptibles. Ainsi Le Monde Diplomatique prend régulièrement une position que Marc Lits qualifie de « réactionnaire »259 et la presse généraliste cède souvent au penchant facile de la dramatisation sans nuance pour attirer et retenir le lecteur260.

À l’opposé, mais finalement pas si loin, (ne dit-on pas communément que les extrêmes se rejoignent !), les textes enthousiastes d’un Pierre Levy ou d’un Philippe Quéau, contribuent eux aussi à créer un climat chargé de superlatifs autour du réseau Internet et des technologies numériques en général. Une fois encore, si tout le monde ne lit pas Levy, Quéau, Toffler ou Reingold261, la terminologie qu’ils utilisent, le ton choisi se retrouvent de façon persistante à tout instant et en tout lieu de nos sociétés industrielles. Le quotidien est surchargé par ce type de discours prophétique et prescriptif : articles dans la presse, reportages télévisés, émissions spéciales, allocutions politiques et publicités se répondent dans un concert extraordinaire, créant une très forte pression autour des NTIC.

Sans nous engager dans une analyse détaillée de ces discours, nous souhaitons simplement nous interroger sur les bénéficiaires d’une telle pression autour des NTIC ? Il est probable qu’une partie de la population dont les universitaires font partie, travaillant sur l’Internet depuis déjà quelques années, habituellement dotés de sens critique et de recul vis-à-vis des sollicitations de la société de consommation, soit moins sensible que d’autres à cette atmosphère de prescription d’achat, d’équipement, de consommation technologique. Mais pour le plus grand nombre, comment faire face à la pression ? Comment ne pas avoir le sentiment d’être un futur exclu, si d’urgence on n’épouse pas ce progrès technologique qui donne accès à tout : temple de la consommation, nouveau mode de communication, et, alibi suprême, accès à la connaissance et au savoir « du monde » !

Notes
248.

Texte référencé ainsi par Françoise Renzetti : KEHOE Brendan P., Zen and the art of the Internet : a beginner’s guide to the Internet, First ed., ftp sur imag.imag.fr (129.88.32.1) sur ~ftp/DOC.UNIX/INTERNET/Zen-1.0.ps.Z

249.

D’après Françoise Renzetti toujours, ce dernier ouvrage donne notamment pour consigne de faire fi des apparences, de ne pas porter de costume et de s’habiller de façon à être à son aise...

250.

BRETON Philippe, Le culte d’Internet, éd. La Découverte, Paris, 2000, 128 p.

251.

Propos extraits d’une interview accordée à Stéphane Mandard et publiée dans Le Monde du 28 novembre 2000.

252.

Propos de Philippe Quéau en 1998, cités par Stéphane Mandard dans un article intitulé « Faut-il vouer un culte à Internet » paru dans Le Monde du 29 novembre 2000.

253.

Ibid.

254.

BRETON Philippe, PROULX Serge, L’explosion de la communication, op. cit.

255.

Propos de Paul Virilio, extraits d’un entretien avec Guy Lacroix, « Nous allons vers des Tchernobyls informatiques », Terminal, n° 62, consulté en ligne en décembre 2000 sur http://www.terminal.sgdg.org/articles/62/identitepouvoirsvirilio.html

256.

WEISSBERG Jean-Louis, « Ralentir la communication. À propos de “L’art du Moteur” de Paul Virilio », in Terminal, n° 63, 1994, en ligne sur : http://www.terminal.sgdg.org

257.

BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981, 235 p. ou encore du même auteur, L’autre par lui-même, Habilitation, éd. Galilée, coll. Débats, Paris, 1987, 89 p. Il écrit : « Nous sommes, avec la promiscuité immanente et la connexion perpétuelle de tous les réseaux dans la communication et l’information, dans une nouvelle forme de schizophrénie [...] Ce qui le caractérise [le schizophrène] est moins la perte du réel, comme on dit d’habitude, que cette proximité absolue et cette instantanéité totale des choses, cette surexposition à la transparence du monde. », p.24-25. Voir aussi VATTIMO Gianni, La société transparente, Desclée de Brouwer, Paris, 1990, 98 p.

258.

CASTELLS Manuel, L’Ère de l’information, (3 tomes), Tome 1: La société en réseaux, Traduction française Fayard, Paris, 1998, 613 p.

259.

LITS Marc, « De la presse écrite à Internet, Opinion, débat public et transformation des modes d’énonciation », op. cit.

260.

Voir notamment notre travail d’analyse de discours au sujet du réseau Internet en 1995 (mémoire de maîtrise – Université Lumière Lyon 2).

261.

TOFFLER Alvin, Les nouveaux pouvoirs ; savoir, richesse et violence à la veille du XXIe siècle, (traduction française) Fayard, Paris., 1991, 658 p. ; REINGOLD Howard, La réalité virtuelle, Dunod, Paris, 1993, 413 p.