a) Approche générale des discours de la « société de l’information » et de la « nouvelle économie »

Les discours utopistes auxquels nous avons déjà fait référence et qui prennent appui sur les développements technologiques présentent fréquemment des prolongements en termes socio-économiques.

1. Les oppositions : libéral vs libertaire, valeur économique de l’information vs économie du don

Sans reprendre les thèmes déjà évoqués, rappelons cependant que la gratuité de nombreuses informations disponibles sur le Net (qui s’origine dans l’usage du réseau par les universitaires) ainsi que la possibilité de communiquer en dehors des circuits officiels et légitimes apportent de l’eau au moulin des défenseurs d’un réseau perçu comme un monde idéal, anarcho-libertaire. Les acteurs probablement les plus sérieux qui se situent dans cette perspective sont, par exemple, les concepteurs et développeurs des logiciels libres qui par leurs actions gênent plus qu’ils ne menacent les entreprises dont les stratégies ne sont guidées que par la recherche du profit262.

Par-delà les programmeurs de génie, les bénévoles passionnés se trouvent aussi des auteurs qui défendent ce qu’ils appellent une économie du don ou une forme de « cybercommunisme ». Un des plus éminents représentants de ces théories se trouve être un professeur anglais du nom de Richard Barbrook dont de nombreux textes sont accessibles en ligne263. Cet auteur dénonce une idéologie néo-libérale qu’il qualifie parfois de « californienne » qui aurait récupéré les aspirations des années soixante à plus d’autonomie et de liberté, promettant aux travailleurs les plus talentueux dans les domaines de la haute technologie d’accéder à une nouvelle classe sociale qu’il appelle la « virtual class ». L’auteur défend la thèse de l’émergence d’une économie digitale, au sein de laquelle intérêts publics et privés seraient mêlés et interdépendants.

En France, Alain Milon se fait aussi le défenseur d’une économie du don, fondant son travail sur les travaux de nombreux philosophes et anthropologues264. Cependant si son livre pose d’importantes questions, nous n’avons pas été convaincue par les réponses qu’il pense y apporter. La postface extrêmement critique de Claude Baltz présente d’ailleurs les limites de cet ouvrage complexe, foisonnant de références mais qui paraît souvent faire fi des réalités socio-économiques justement... Ces réalités sont pourtant très présentes, témoignant des enjeux économiques au centre desquels on trouve non seulement l’information mais aussi tous les moyens de la transmettre : concurrence acharnée, négociations, alliances ; tous les cas de figure sont représentés dans le paysage actuel. Lucide, Laurent Mauriac rappelle dans un article paru dans Libération que l’économie du don pourrait bien être la nouvelle stratégie gagnante pour un nombre toujours croissant d’entreprises en quête de profits... Il note notamment que « derrière les programmeurs de l’ombre, des sociétés facturent des clients en vendant du matériel ou des services complémentaires. Et ces sociétés sont les coqueluches de Wall Street... »265 La stratégie de la gratuité est d’ailleurs un moyen classique pour s’imposer sur un marché, stratégie déjà utilisée à maintes reprises par les diffuseurs de logiciels. La gratuité peut n’être qu’une étape en vue de s’assurer la conquête de parts de marché pour ensuite imposer à une clientèle que l’on suppose acquise, le paiement d’un produit ou d’un service266. La gratuité est aussi le moyen de se doter d’un important fichier de client qui sera monnayé auprès d’annonceurs intéressés. Sans nier l’importance des acteurs de la gratuité économiquement désintéressés, il est toutefois important de noter qu’il peut aussi s’agir d’une stratégie derrière laquelle se cachent d’importants intérêts économiques et financiers267.

Notes
262.

Nous faisons bien entendu, référence au travail de Linux Torvald et ses collaborateurs, ainsi que tous les anonymes qui tous les jours contribuent à développer des systèmes, des logiciels, des sites d’informations qu’ils mettent à la disposition de tous sans contre-partie financière. Dans leur refus des règles capitalistes de l’échange marchand, ces défenseurs de la gratuité sont parfois malheureusement associés aux pirates informatiques. C’est ainsi que l’on trouve quelques articles les concernant dans le dossier consacré au piratage sur le site de Libération. http://www.libe.fr/multi/pirates/index.html (dernière consultation en sept. 2001). Certains articles présentent des titres sans équivoque « La “hacker attitude”, modèle social pour l’ère post-industrielle », entretien avec Pekka Himanen par Florent Latrive, en date du 25 mai 2001 http://www.libe.fr/multi/pirates/20010525venz.html ou encore « Linux, la victoire en troquant. Fondé sur un modèle coopératif, ce logiciel qui fête ses dix ans d’existence a su s’imposer dans les entreprises », par Florent Latrive et Laurent Mauriac, en date du 3 sept. 2001. http://www.liberation.fr/multi/actu/20010903/20010903lunv.html (dernière consultation septembre 2001).

263.

BARBROOK Richard, « The Hi-Tech Gift Economy » in First Monday, déc. 1998, http://www.firstmonday.dk/issues/issue3_12/barbrook/index.html (dernière consultation sept. 2001). La plupart de ses textes peuvent être consultés à l’adresse suivante :

http://ma.hrc.wmin.ac.uk/hrc/theory/index.xml?id=theory (dernière consulatation sept. 2001). On y trouve notamment une présentation du livre de Pierre Levy intitulé L’intelligence collective...

264.

MILON Alain, La valeur de l’information. Entre dette et don, Paris, PUF, 1999, 232 p. L’auteur s’appuie notamment sur la pensée d’Aristote, Pascal, Nietzsche, Mauss, Deleuze et Guattari...

265.

« La gratuité, nouveau virus informatique » par Laurent Mauriac, Libération, le 14 déc. 1999. http://www.liberation.fr/multi/actu/semaine991213/art991214.html (dernière consultation sept. 2001)

266.

On peut notamment citer l’exemple du format de traitement des images « Gif », qui après une période de gratuité est devenu payant et donc contourné en partie par le « jpeg ». Le logiciel de Navigation “Netscape Navigator” est passé de la gratuité au payant pour revenir vers la gratuité devant l’offensive lancée à ce moment-là par Microsoft avec son logiciel gratuit “Internet Explorer”. Dans le monde de la presse en ligne, certains journaux ont fait le test difficile de l’accès payant (voir notamment l’échec de la tentative du Monde qui souhaitait faire payer les lecteurs qui se connectent depuis l’étranger et qui après un an n’avait que quarante abonnés...).

267.

Rappelons par exemple que derrière les offres d’Internet gratuit proposé par les sociétés World Online ou Libertysurf se trouvent notamment Bouygues Telecom et LVMH...