2. Discours alarmistes et discours visionnaires, le spectre du déterminisme

Une fois encore, de l’agitation et du brouhaha émergent divers discours alarmistes ou enthousiastes, passant parfois aisément d’un pôle à l’autre, la seule constante se situant au niveau de l’emphase des propos....

Même si les critiques développées par les diverses personnalités qui écrivent dans Le Monde Diplomatique sont généralement fondées, la récurrence de leur tonalité alarmiste contribue à créer le sentiment que l’opposition est érigée en système... C’est probablement cet aspect systématique associé à la virulence (la grandiloquence ?) de certains textes qui conduit Marc Lits à esquisser quelques critiques vis-à-vis du journal²⁶⁸. La teneur des articles du Monde Diplomatique n’est certes, pas comparable aux propos d’un essayiste comme Jacques Attali, par exemple, cependant, leur manque de nuances parfois inviterait presque à les penser proches dans leur manière outrancière de dire ou de prédire les enjeux du développement du réseau Internet... Jamais avare de préconisations, l’homme qui n’est pourtant plus que conseiller d’État en disponibilité à l’heure où il s’exprime, donne dans les pages du Monde les clés du succès futur d’une « nouvelle économie française »²⁶⁹, les recettes étant inévitablement centrées autour du développement d’Internet et des télécommunications... Plus récemment, il affirme dans un entretien qu’« aucune entreprise ne survivra si elle ne se transforme pas radicalement, si elle n’utilise pas Internet comme un réseau sanguin »²⁷⁰... Passé maître dans l’art divinatoire, l’homme annonce tout à la fois le meilleur : « le potentiel de croissance gigantesque que représente cette vague sans précédent de progrès technique » et le pire : « la population mondiale évoluera vers trois catégories. Au sommet de la pyramide, on trouve les “hypernomades”, capables d’utiliser sans intervention étatique les technologies pour créer et manipuler l’information [...] Au bas de la pyramide, les exclus : exclus de la société et de la technologie, les “infranomades”, qui ne voyagent que de quelques kilomètres pour pouvoir manger. [...] Et au milieu, une classe moyenne qui vivra par procuration, dans le virtuel, dans des distractions exacerbées par les nouvelles technologies, pour ne pas penser, ne pas se révolter, “nomades virtuels” »²⁷¹...

Ces propos étant tellement schématiques (et peu nouveaux d’une certaine manière), il ne nous paraît pas nécessaire de nous y attarder plus longuement. Il faut toutefois remarquer qu’au-delà de la prescription, ils présentent un aspect nettement déterministe puisqu’aucune échappatoire n’est envisagée. Les nouvelles technologies sont une condition nécessaire à la prospérité même si elles nous font courir les plus grands dangers...

Nous préférons nous tourner du côté des chercheurs qui, par leurs analyses, tentent de mettre à jour les idéologies et les intérêts derrière des discours ou des théories développées par des scientifiques, par conséquent moins emphatiques et peut-être plus pernicieuses car plus « légitimes » et perçues comme « valides » et « sérieuses » par les hommes politiques et plus généralement par la population. Comme l’écrit Nicholas Garnham, sur le travail duquel nous revenons par la suite, « il est toujours plus fructueux de critiquer une théorie dans sa version la plus solide. S’en prendre à des hommes de paille peut à l’occasion se révéler amusant mais n’est au bout du compte guère productif »²⁷².