3. La déconstruction des discours idéologiques par l’analyse scientifique

Le thème de la société de l’information a depuis quelques années déjà, intéressé quantité de chercheurs et les travaux sur ce sujet sont relativement nombreux. Bien entendu, nous n’envisageons pas de faire une synthèse des contributions scientifiques concernant les discours qui accompagnent le développement des technologies de l’information et de la communication mais plutôt, à partir de quelques-unes d’entre elles, de rappeler certains des arguments qui permettent de déconstruire les mécanismes d’une nouvelle idéologie (plus ou moins nouvelle, selon que les penseurs attribuent son origine à la pensée Saint-Simonienne, la cybernétique ou les récents développements d’Internet...).

Avec Armand Mattelart273, une rétrospective historique particulièrement documentée permet de comprendre comment la production intellectuelle depuis les années soixante a préparé le terrain et constitué les fondements théoriques sur lesquels se sont ensuite appuyés les décisionnaires (des pouvoirs publics et des grandes entreprises) pour mettre au point les stratégies de la convergence. Il examine l’influence conjuguée des travaux de Daniel Bell, Marshall McLuhan ou Alvin Toffler pour penser un nouvel universel dont Pierre Levy en France est un des plus éminents représentants. Il faut ensuite ajouter aux textes fondateurs un certain nombre de rapports officiels et, dès lors :

‘« le dispositif numérique de production et de distribution tend à devenir le critère exclusif de l’appréhension de la nouvelle marchandise immatérielle. La volonté politique de légitimer, dès les années soixante-dix, l’idée de la réalité hic et nunc non plus seulement d’une économie de l’information, mais d’une « société de l’information » a eu raison des scrupules de la vigilance épistémologique »274.’

Dans une perspective plus socio-économique, les travaux de Bernard Miège s’attachent aussi à révéler les stratégies et les évolutions sociales en cours tout en alertant le lecteur sur leurs enjeux. Il se montre particulièrement attentif aux tendances à « l’industrialisation de l’information, de la culture et des échanges sociaux » et à « l’individualisation des pratiques sociales »275 dénonçant par exemple les manoeuvres intéressée autour des discours de la dérèglementation, les risques de substitution du service public par la notion de service universel...

Citons enfin, le travail critique effectué par Nicholas Garnham276 au sujet des théories développées par Manuel Castells et plus particulièrement en ce qui concerne le premier tome de sa fameuse trilogie277. Démontant les postulats discutables et invalidés qui constituent les fondations de cette pensée fleuve, Nicholas Garnham conclue notamment que la théorie de la société de l’information :

‘« est l’idéologie dominante de la période actuelle. [...] Cette théorie revendique notamment un caractère de nouveauté – et donc de changement révolutionnaire – pour ce qui constitue en réalité des évolutions structurelles et des processus en cours depuis fort longtemps »278.’

Eric Brousseau et Alain Rallet vont dans le même sens, celui d’un plaidoyer pour que ne soit pas niée la complexité des phénomènes socio-économiques en prouvant que les technologies sont utilisées de façon différente selon les secteurs d’activités et les pays279. Dans un entretien accordé à Laurent Mauriac, Eric Brousseau conclue d’ailleurs que « les technologies sont ouvertes, elles n’imposent aucun modèle »280. Il serait bien évidemment trop schématique de considérer que seuls les scientifiques font preuve de distance vis-à-vis des pressions idéologiques et de modération dans leurs propos. De nombreux acteurs du monde économique se montrent prudents, réticents à épouser sans réserve les révolutions qu’on leur annonce... Alan Greenspan, gouverneur de la Réserve fédérale américaine, déclarait lors d’une conférence en 1998 : « Notre économie change de jour en jour et, en ce sens, elle est toujours “nouvelle” »281.

C’est donc dans un contexte d’agitation discursive intense que les quotidiens ont créé et développé leur offre d’édition en ligne. Certains d’entre eux avaient déjà une expérience sur les réseaux télématiques, dont l’échec relatif était une invitation à la prudence282. Nous allons faire à présent un rapide tour d’horizon des attentes et des stratégies mises en oeuvre par les éditeurs de la presse en ligne pour tenter de trouver un cadre de fonctionnement qui leur assure pérennité et prospérité...

Notes
273.

MATTELART Armand, « L’âge de l’information. Genèse d’une appellation non contrôlée », in Réseaux, n° 101, éd. Hermès, Paris, 2000, p. 19-52

274.

MATTELART Armand, ibid, p. 46

275.

MIEGE Bernard, « L’impensé des mutations des télécommunications » in Terminal, n° 76-77, le texte est accessible en ligne : http://www.terminal.sgdg.org/no_speciaux/76_77/miege.html (dernière consultation en déc. 2000)

276.

GARNHAM Nicholas, « La théorie de la société de l’information en tant qu’idéologie. Une critique », op. cit.

277.

CASTELLS Manuel, L’Ère de l’information, Tome 1: La société en réseaux, Tome 2: Le pouvoir de l’identité, Tome 3: Fin de millénaire, Traduction française Fayard, Paris, 1997-1999.

278.

GARNHAM Nicholas, « La théorie de la société de l’information en tant qu’idéologie. Une critique », op. cit, p. 88

279.

BROUSSEAU Éric, RALLET Alain, Technologies de l’information, organisation et performances économiques, Commissariat général du Plan, 1999, 368 p.

280.

Propos publiés dans Libération, le 12 novembre 1999. (Dernière consultation en septembre 2001)

http://www.liberation.fr/multi/neweconomy/991112b.html

281.

Propos rapportés par Laurent Mauriac dans Libération, dans le cadre d’un article intitulé « Quoi de neuf dans la “nouvelle économie”. Les définitions foisonnent », paru le 5 janvier 2001.

http://www.liberation.com/multi/neweconomy/20010105venzb.html (dernière consultation septembre 2001)

282.

Les expériences de diversification de la presse avec notamment des systèmes variés d’éditions en ligne avant le développement du réseau Internet sont développées dans l’introduction de ce travail.