1. Les années de découverte et de prospective

Que certains aillent jusqu’à annoncer « la mort lente des journaux »288 à l’heure des premiers balbutiements de la presse en ligne est significatif de l’essor attendu à cette époque, pour cette nouvelle forme de diffusion de l’information.

Les premiers atouts du journal électronique sont, rappelons-le289, une diffusion planétaire et instantanée que la technologie rend désormais possible à moindres frais. Les voix qui invitent les quotidiens à investir le réseau Internet sans réserve pour occuper le terrain et empêcher le développement d’une concurrence qu’il sera difficile de déloger par la suite, compte tenu des compétences acquises, des habitudes d’usages prises etc., se font toujours plus nombreuses. Malgré les pressions, les éditeurs n’ont cependant cessé de s’interroger sur les moyens d’un retour rapide sur investissements... Le Monde, par exemple, essaye tout ce qu’il est envisageable de faire (ou presque) en 1996 : une sélection d’articles sur le réseau propriétaire Compuserve, un site Web peu développé mais accessible gratuitement, des bases de données sur les réseaux professionnels de la documentation et sur minitel, la vente de CD-Rom contenant plusieurs années d’archives... Entre 1995 et 2000, questionnements stratégiques et tâtonnements empiriques constituent le lot des éditeurs de la presse française en quête de diversification sur les réseaux informatiques.

Les éditeurs s’inquiètent de la possible concurrence de l’édition en ligne vis-à-vis du titre imprimé, de l’émergence de nouvelles formes de concurrence, notamment autour du précieux marché des annonces classées. La FIEJ290 organise des voyages d’études aux Etats-Unis pour permettre aux éditeurs du monde entier de découvrir le fonctionnement de la presse en ligne américaine, pour découvrir les options stratégiques prises par les éditeurs outre-Atlantique pour développer une offre rentable...

Après avoir envisagé des modes de financements « classiques » parce que déjà pratiqués à partir de l’édition imprimée (abonnements, publicité, annonces classées, archives), les journaux se sont progressivement intéressés aux théories plus proche du marketing. Il y a eu la période de la personnalisation des informations qui devait permettre à chacun de construire son journal personnel (« Daily me »)291 et puis certain ont cru que la « push technology » allait enfin permettre d’amener les informations sur les écrans sans que les utilisateurs n’aient à faire l’effort de la demander292, sur le principe du flux télévisuel... Cette technologie nécessitant une connexion continue sur le réseau, elle n’a pas eu le succès escompté...

La croissance du réseau Internet annoncée comme « exponentielle » a très vite laissé espérer un marché publicitaire en forte croissance. À l’argument concernant l’augmentation permanente du nombre de personnes connectées sur le réseau Internet, les services commerciaux en recherche d’annonceurs pour leurs sites en ajoutaient d’autres liés aux développements de nouvelles formes de commerce permises grâce à l’interactivité293. Comment nier l’intérêt que présente la possibilité d’attirer les internautes, à partir d’une simple bannière publicitaire, à l’intérieur même du site de l’annonceur libre de développer « chez lui », sans contraintes d’espaces, une offre complète et détaillée, d’entrer en relation par courrier électronique avec sa clientèle, de créer de précieux fichiers sur celle-ci et d’aller, pourquoi pas, jusqu’à permettre des opérations de transaction en ligne, grâce aux systèmes de paiement « sécurisés » progressivement mis au point ?... Les arguments nombreux et convaincants devaient nécessairement intéresser les annonceurs et probablement générer de nouvelles répartitions en matière d’investissements publicitaires au sein des grands médias de masse. La liste des articles qui vantent les mérites de la publicité en ligne sont relativement nombreux. La plupart en dénoncent aussi les dangers, discours qui est tout à la fois conforme à l’idéal de la profession journalistique d’information du citoyen et un argument supplémentaire à destination des annonceurs toujours sensibles aux questions de l’efficacité des campagnes publicitaires294. Les médias interactifs sont désormais opposés aux médias de masse ; on vante les avantages de la publicité ciblée par rapport aux résultats incertains des campagnes publicitaires engagées sur les grands médias auprès d’un public indifférencié, pour des coûts faramineux... Les journaux se font l’écho des théories qui annoncent la fin des médias de masse, l’avènement d’une communication « one to one » par opposition à l’ancien modèle basé sur le « one to many »295.

Compte tenu de la difficulté de proposer une offre suffisamment attractive pour obtenir un nombre important de connexions et attirer les annonceurs tant convoités, différentes tentatives de regroupements voient le jour. La plus remarquable est probablement celle de New Century Network qui ne durera qu’un peu plus de deux ans. En 1996, soixante-quinze journaux américains (y compris les plus grands comme le Washington Post, le New York Times ou le Los Angeles Times) ont adhéré à ce consortium sans précédent dans l’histoire de la presse. Le projet consistait à regrouper les informations pour permettre de proposer une offre la plus complète possible, de redistribuer les internautes sur les sites susceptibles de répondre correctement à leurs attentes. Les avantages en termes d’investissements publicitaires sont évidents. Les raisons de l’échec sont probablement liées à des désaccords, des conflits d’intérêts. Nous ne pouvons qu’émettre des suppositions car la disparition de NCN s’est faite de façon relativement discrète...

En France, certains éditeurs se sont regroupés pour proposer une rubrique d’offres d’emploi plus étoffée (espérant un accroissement significatifs du nombre d’annonceurs et des connexions, audience doit attirer par conséquent une augmentation des investissements publicitaires). (Voir le site Cadres online 296 qui regroupe les annonces de grands titres de la presse française parmi lesquels : l’Express, Le Parisien, L’Équipe, La Dépêche du Midi, Stratégies, L’Usine Nouvelle, Electronique International Hebdo, Décision Micro et réseaux, 01Net, O1 informatique, ou encore la Bourse à l’emploi 297 proposée par Télérama et l’INA). Certains titres de la PQR ont fait de même en proposant un réseau publicitaire commun pour palier la dimension trop « locale » des journaux et offrir une visibilité nationale aux annonceurs. Ce réseau existant déjà pour les éditions imprimées sous le nom de « réseau 66.3 », il a été créé une version Web appellée « web 66 ».

Les journalistes ont très vite alerté la population au sujet des dérives probables liées au développement d’une publicité ciblée et de l’établissement de fichiers à l’insu des personnes concernées298. La CNIL299, en charge de la protection des libertés face aux développements des technologies informatiques s’intéresse aussi aux questions des traces laissées par les internautes lors de la consultation de sites Web300.

Ces manifestations d’inquiétude amènent de l’eau au moulin de ceux qui cherchent à les promouvoir. Cependant, qu’en est-il quelques années plus tard ? Les entreprises ont-elles réellement suivi les injonctions des prescripteurs de la publicité en ligne ?

Notes
288.

Voir le dossier réalisé par Courrier International, « La mort lente des journaux, Presse électronique, c’est parti ! », n° 189 du 16 au 22 juin 1994.

289.

Pour retrouver les stratégies et les discours en vigueur au milieu des années 90 on peut notamment se référer à la première partie de notre mémoire de DEA :

http://www.enssib.fr/bibliotheque/documents/dea/touboul.pdf

290.

Fédération Internationale des Éditeurs de Journaux.

291.

Ce concept développé au MIT (Massachusetts Institute of Technologie ) a été présenté au public français par Libération dans supplément hebdomadaire sur le multimédia, le 16 juin 1995 « Journaux sur mesure ».

292.

Voir notamment la présentation qu’en fait Florent Latrive dans Libération, le 26 septembre 1997. « Push toi de là que je m’y mette. Le “push”, dernier cri des logiciels de navigation de Netscape et Microsoft, apporte l’info à l’internaute comme une chaîne de télé ». Dernière consultation sur Internet en septembre 2001 : http://www.liberation.fr/multi/cahier/multisauv/enquetes/art/en970926b.html

293.

Voir les nombreux dossiers consacrés à la presse en ligne par les revues professionnelles au sein desquels sont développés de nombreux arguments et confrontées différentes approches stratégiques. Voir le compte rendu de la conférence internationale sur l’édition électronique « Amsterdam 1997 : “au-delà de l’imprimé” », Techniques de presse, novembre 1997, p. 22-42 ou encore « Annonces classées : l’avantage concurrentiel vient du Web », Techniques de presse, septembre 1998, p. 118-123.

294.

Voir par exemple Le Monde, « La pub envahit le cyberespace » par Annie Kahn, le 21 octobre 1996.

295.

Voir le texte de Philippe Lemoine (coprésident du groupe Galeries Lafayette et membre de la CNIL) qui discute la notion de marketing “one to one”, « E-business en toute intimité », dans Libération, le 2 juillet 1999. Le texte est accessible sur Internet (dernière consultation sept. 2001) :

http://www.liberation.fr/multi/cahier/articles/sem99.27/cah990702l.html

296.

http://www.cadresonline.com/fr/index.htm

297.

http://emploi.multimedia.telerama.fr

298.

Voir le dossier du supplément Multimédia de Libération « La pub sur la piste des internautes » du 17 mai 1996 ou, plus récemment, des articles comme celui de Florent Latrive le 19 février 1999, « Puce à l’oreille sur le Web. Le nouveau processeur Intel suivra les internautes à la trace. »

299.

Commission National de l’Informatique et des Libertés

300.

Voir le dossier en ligne de la CNIL « Comment vous êtes pistés sur Internet » http://www.cnil.fr/index.htm (dernière consultation sept. 2001).