2. À l’heure des premiers bilans, un réalisme désenchanté

La réponse est connue et donc sans surprise. Non, les quotidiens d’information générale n’ont pas encore trouvé les moyens de rentabiliser leur édition en ligne. Il semble que certains titres de la presse économique y parviennent (le cas de l’édition en ligne du Wall Street Journal est régulièrement cité). Par-delà les résultats précis que les éditeurs rechignent à fournir, voyons comment les textes et articles traduisent les difficultés des acteurs à trouver un modèle économique viable pour la presse en ligne.

Dans le courant de l’année 2000, les journalistes rapportent les difficultés des sociétés liées aux NTIC et la chute du Nadasq aux Etats-Unis301. Les difficultés économiques de nombreuses éditions en ligne nord-américaines sont associées à l’effondrement des « start-up » qui étaient encore, peu de temps auparavant, la clé de la prospérité à venir302... Deuxième alerte dont les conséquences affectent de façon importante les sites de la presse : la publicité en ligne loin de progresser régresse. De nombreux articles datés du début de l’année 2001 témoignent des difficultés du secteur303. Dans les articles qui traitent de ces problèmes, il est régulièrement question du manque « d’efficacité » de la publicité en ligne304. On doute des logiciels de statistique de connexions, on constate par ailleurs que les internautes ne cliquent pas sur les bannières. Si les annonceurs ne bénéficient plus de l’avantage d’attirer des internautes sur leurs propres sites, la surface d’une bannière devient bien trop étriquées et contraignante pour développer une annonce supposée intéresser ou séduire... Les conséquences de ces constats sont logiques : baisse de la vente des espaces publicitaires sur le Net et baisse des tarifs des insertions... Le marché publicitaire est de plus confisqué depuis ses débuts par les sites qui obtiennent le plus grand nombre de connexions : « Yahoo, AOL, Excite et six autres grands portails accaparent 75% du marché de la cyberpublicité, n’en laissant que 25% à des milliers de Net-entreprises »305.

La presse témoigne depuis le début des expériences de journaux électroniques des difficultés à rentabiliser de telles entreprises et des divers moyens qui sont pratiqués et envisagés306. Tour à tour sont présentées les mesures annoncées par les responsables d’éditions en ligne : rationalisation de la production par des restrictions de personnel et l’automatisation de la gestion des contenus ; diversification des sources de revenus (ventes des archives, syndication ou entretien des rubriques « actu » de certains grands portails ou encore distribution d’information sur des serveurs vocaux ou des numéros accessibles depuis des téléphones mobiles). De nouveaux services marketing semblent intéresser les internautes et rapporter quelques revenus aux sites sous la forme de « coupons » ou de bons de réduction à valoir sur des achats auprès de boutiques en ligne ou pas307...

De façon plus indirecte, les consultants conseillent aux journaux de ne pas négliger un travail de fidélisation des internautes en misant sur des pages plus communautaires, en offrant des espaces pour des sites gérés par des associations, en proposant des adresses électroniques gratuites, en favorisant les contacts à partir de forums thématiques de façon à pouvoir définir des publics qui pourront devenir les cibles de certains annonceurs en fonction de leurs caractéristiques308... (intérêt pour le sport, les nouvelles technologies, goût pour les voyages, etc...).

Aucune piste n’est négligée. Certains regardent même du côté des sites pornographiques pour vérifier si certaines pratiques ne pourraient s’exporter du côté des sites d’information générale même si, les consultants en sont conscients, les motivations ne sont pas comparables, la nature des contenus non plus309...

Périodiquement la tentation des contenus payant refait surface cherchant dans tel ou tel exemple le signe que les internautes seraient enfin prêts à payer310... Cette dernière époque (2000-2001) semble bien caractérisée par un retour désenchanté à plus de pragmatisme qui n’allège pas, pour autant le poids de l’incertitude et la difficulté de faire des choix. La presse nous offre un magnifique exemple de cette difficile période de doutes et de tâtonnements en publiant deux articles les 5 et 6 septembre 2000 présentant deux exemples de stratégies complètements contradictoires : un journal autrichien qui renonce à sa version papier pour ne proposer qu’une édition (gratuite) sur l’Internet (article du 5 septembre)311 et deux quotidiens québécois qui suppriment leur édition en ligne (le 6 septembre)312...

Il est donc tout à la fois difficile et nécessaire de prendre de la distance vis-à-vis de ces multiples discours contradictoires. Par leurs travaux, certains chercheurs nous donnent des pistes de réflexions qu’il nous appartient ensuite de vérifier sur des corpus précis. Ainsi, le travail de Michel Gensollen concernant la valeur de l’information nous permet d’envisager la question de l’économie des sites de contenus sur l’Internet de façon plus générale, moins anecdotique. Pour ce chercheur, l’économie du Web repose sur l’offre des sites non-marchands et de l’utilisation de cette audience par les sites de contenus marchands (financés par la publicité) et les sites de commerce.

‘« L’économie du Web repose sur une externalité entre la qualité des informations disponibles (due en particulier au caractère bénévole de la construction de ce savoir, où les universités nord-américaines jouent un rôle dominant) qui attirent le chaland et la mise en valeur de cette audience par une canalisation sophistiquée au travers de sites de contenus marchands (financés par la publicité) vers des sites de commerce. Le web apparaît ainsi comme un immense journal où se mêlent articles, petites annonces, courrier des lecteurs, publicité explicite et publicité rédactionnelle. L’ensemble est gratuit, mais se finance par les achats induits plus ou moins directement à travers ces informations.»313.’

La comparaison de l’économie du Web avec le journal tombe fort à propos. Mais la question demeure de savoir si « ces achats induits plus ou moins directement à travers les informations » peuvent suffire à faire vivre les éditions en ligne. D’un point de vue macro-économique, le principe de l’interdépendance des secteurs marchands et non-marchands semble intéressant ; confronté à un domaine de l’économie plus précis, il ne donne pas les solutions qu’attendent les journaux en ligne puisque les retombées économiques de l’offre gratuite d’informations paraissent très indirectes, ne profitant pas aux producteurs de ces contenus mais à ceux qui parviennent à exploiter l’audience qu’ils génèrent...

Derrière ces articles et ces recherches concernant les professionnels du journalisme, la technologie ou l’économie de la presse en ligne, il existe une offre qu’il s’agit maintenant de découvrir, parce que son étude doit nous permettre de prouver la dimension idéologique de certains discours et de valider la pertinence de certaines des questions abordées.

Notes
301.

Le 6 avril 2000, Fabrice Rousselot titre dans Libération « La mécanique du yo-yo. Les valeurs high-tech ont encore chuté hier à Paris. New York s’est repris. Les raisons d’un grand écart vues des Etats-Unis. » http://www.liberation.fr/multi/neweconomy/images/20000406.html (dernière consultation sept. 2001).

302.

Voir par exemple l’article d’Emmanuelle Richard « L’information en ligne suit la courbe du Nasdaq. Faillite de plusieurs sites américains » sur Libération, le 12 juin 2000. Consultation possible sur http://www.liberation.fr/multi/actu/20000612/20000612lunu.html (dernière consultation sept. 2001). Puis « Sale temps sur le Web du “New York Times”. Déficitaire, le site licencie 69 personnes sur 400 », par Fabrice Rousselot, sur Libération le 9 janvier 2001.

http://www.liberation.com/multi/actu/20010108/20010109marzc.html (dernière consultation sept. 2001)

303.

« Les bugs de la pub en ligne. Le marché s’est subitement affaissé au dernier trimestre 2000 » par Laure Noualhat sur Libération, le 10 janvier 2001.

http://www.liberation.com/multi/actu/20010108/20010110merzg.html (dernière consultation en sept. 2001)

304.

Voir notamment « Les espoirs déçus de la pub sur le Web. Le système des bandeaux sur les pages est inefficace ». Par Laurent Mauriac, le 2 février 2001 sur Libération.

http://www.liberation.fr/multi/actu/20010129/20010202venzg.html (dernière consultation en sept. 2001)

305.

« La mue obligée de la publicité en ligne. Trouver de nouvelles façons de rendre la publicité en ligne plus efficace devient une question de survie » par Heather Green et Ben Elgin dans Le Monde du 21 février 2001.

306.

« L’internet paie le prix du gratuit. Les revenus publicitaires n’assurant pas la rentabilité, les sites cherchent de nouvelles recettes pour se financer » par Laurent Mauriac, sur Libération, le 26 janvier 2001.http://www.liberation.com/multi/actu/20010122/20010126venze.html (dernière consultation septembre 2001).

307.

Le site du Progrès en a fait une de ses rubriques permanentes, accessible dès la page d’accueil : http://www.leprogres.fr/Shopping/e-coupons/Index.html . Voir par ailleurs l’article sur le sujet dans le Monde du 14 mars 2001, « Les bons de réductions promus sur le Net. Outil de marketing en plein développement, les coupons promotionnels fonctionnent au mieux sur le Web ».

308.

« Yes, interactivity really is good for your site » par Steve Outing sur le site Editor and Publisher, rubrique “Stop the Presses”, le 5 septembre 2001.

http://www.editorandpublisher.com/editorandpublisher/index.jsp

309.

« Lessons from the online sex sites » par Steve Outing, sur le site d’Editor and Publisher, rubrique “Stop the Presses”, le 4 novembre 2001.

http://www.editorandpublisher.com/editorandpublisher/index.jsp

310.

« Les sites de contenu dans la course au payant » dans Le Monde du 19 septembre 2001.

311.

« En Autriche, “Täglich Alles” tourne la page papier. En deux jours, le journal a basculé intégralement sur l’Internet » par Pierre Daum, le 5 septembre 2000.

http://www.liberation.fr/multi/actu/20000904/20000905d.html (dernière consultation septembre 2001)

312.

“Les adieux au Web de deux quotidiens québécois” par Carole Duffrechou, le 6 septembre 2001 sur Libération http://www.liberation.fr/multi/actu/20000904/20000906merz.html (dernière consultation septembre 2001)

313.

GENSOLLEN Michel, « La création de valeur sur Internet » in Réseaux, n° 97, 1999, p. 30