a) L’écran : périphérique d’affichage

Historiquement, l’écran s’est développé jusqu’à devenir l’objet banal et quotidien que nous connaissons. Pour certains, il constitue même une technique de référence, l’objet qui caractérise notre époque et nos civilisations346.

Dans la famille “écran”, naît tout d’abord l’écran de cinéma qui prend place dans la sphère publique et sur lequel l’image est projetée. On trouve ensuite, surtout à partir des années 50, l’écran de télévision associé lui aussi aux loisirs, mais de la sphère privée cette fois, ce qui le distingue de façon fondamentale de l’écran de cinéma. Autre différence de taille : la source lumineuse vient de l’intérieur de l’objet, l’image prend vie à l’intérieur de la boîte et de son cadre. Enfin, dans les années 70 / 80 se développe l’écran informatique. D’abord objet appartenant au monde du travail, loin de l’univers du spectacle et de son flux d’images, loin du monde des loisirs, l’écran informatique s’est progressivement installé au domicile d’un nombre toujours plus important d’utilisateurs, les usages de l’informatique s’étant considérablement diversifiés et le coût de l’équipement “démocratisé”. L’histoire montre aussi que de façon progressive, s’opère une diminution de la distance séparant l’usager de l’écran. Le rapprochement spatial autorise même le toucher sur les écrans que l’on dit “tactiles”.

Ce qui caractérise donc l’écran informatique et qui nous importe ici, c’est son extrême polyvalence en matière d’usages, son hybridation entre public et privé, entre les loisirs et les usages professionnels. C’est un objet sur lequel se concentrent de nombreux chercheurs, ingénieurs, ergonomes tant les enjeux économiques semblent importants : de sa forme pourrait découler d’importants développements en termes d’offres et d’usages. On l’imagine tantôt unique et toujours plus polyvalent, normalisé et indispensable ou bien, plutôt spécifiquement dédié à certaines tâches et prenant diverses formes : extra-plat, souple, de grande taille et mobile (à l’image d’un journal quotidien), ou au contraire miniaturisé et connecté mais toujours mobile, compagnon inséparable de l’homme “moderne” (à l’image des téléphones cellulaires).

Plus ou moins plat, portable ou de bureau, l’écran est avant tout une boite en plastique relativement volumineuse marquée aux couleurs de l’industriel fabriquant. Depuis quelques années, sous l’impulsion des designers de la société Apple, l’écran s’autorise quelques fantaisies sous la forme de couleurs nouvelles dans le monde de l’équipement informatique et d’effets de matière. L’écran s’habille de transparences et de couleurs vives, limitant la dureté des lignes et des matériaux comme pour en adoucir le contact. Si la surface d’apparition des contenus se doit d’être plate, avec des “coins carrés”, le contenant s’arrondit et semble lui aussi vouloir laisser passer la lumière. La présence discrète de boutons de réglage donne la possibilité aux utilisateurs de personnaliser certains paramètres influant sur la perception des contenus (principalement la luminosité et le contraste) donnant le sentiment d’une certaine maîtrise technique. Pour Divina Frau Meigs, reprenant le travail de Jacques Aumont sur le cadre, l’écran qu’il soit informatique ou télévisuel constitue un “cadre-objet”347.

‘« Il devient un environnement à lui tout seul. [...] Avec l’écran, tout est contenu à l’intérieur, un intérieur où il n’y a plus de limites, ce qui conforte la logique panoptique. »348

Cette caractéristique de l’écran que souligne le chercheur, qui permet de voir sans être vu rappelle que le sens premier d’écran correspond à une protection, à un élément qui sépare, qui “fait écran”.

Mais qu’il s’agisse de télévision ou d’informatique, l’écran permet de voir tout en définissant des limites à la vision; l’essentiel doit se concentrer dans les limites imposées par le cadre de l’écran. Pour Emmanuël Souchier :

‘« A l’écran, le cadre définit l’espace du scriptible; l’écriture informatique ne peut exister hors-cadre. Régie par la pensée de l’écran, elle se donne à voir en tant que telle affichant constamment ses propres limites. Graphiquement, elle exhibe ce que la tradition livresque a tenté d’effacer au fil des siècles : son support, son cadre et son écran, voire ses tracés régulateurs. La surface du possible, de l’existence, de l’échange est en permanence réifiée par le tracé des limites. »349

L’écran présente ainsi une dimension centripète. Admettons donc que le hors-champ ou le hors-cadre n’a que peu d’intérêt en informatique, il demeure néanmoins qu’il arrive à chaque utilisateur de ressentir le besoin de connaître, l’envie de voir l’environnement, le cadre général de ce qui s’affiche à l’écran (les pages qui précèdent ou suivent, les documents reliés grâce à des liens hypertextes, les espaces visibles seulement après défilement...). Centripète, l’écran informatique permet aussi d’appeler des pages à partir de celle qui se donne à voir sur l’écran. L’écran possède donc cette double caractéristique de présenter une dimension centripète et centrifuge350.

Étant tout à la fois ce qui autorise et restreint la vision, la médiation de l’écran rend difficile l’appréhension globale d’une surface ou d’un volume important Ainsi, derrière l’écran, l’utilisateur se comporte comme s’il était affublé d’un lorgnon, plus ou moins défini, plus ou moins large qu’il promène à la surface des documents. À la fois cadre et prisme de la communication, on reproche souvent à l’écran de proposer une vision fragmentée et déformée de la réalité, en référence au mythe selon lequel il serait possible d’avoir une perception “objective” du réel dès lors qu’elle ne passe pas par le filtre d’un média, oubliant que notre vision est avant tout construite par nos représentations. Par conséquent, même en passant par le filtre de l’écran, la réception est multiple, diverse, et le producteur d’informations ne peut en aucun cas espérer en avoir l’entière maîtrise. Sans nous engager plus loin sur le terrain des études de réception et pour revenir sur le territoire de l’équipement matériel, force est de constater que les écrans n’ont pas tous la même définition ni le même format. Or, ces caractéristiques modifient de façon significative l’affichage et donc bien sûr, la perception par l’utilisateur de ce qui s’affiche. La résolution de l’écran (qui dépend notamment du nombre de pixels par centimètre ou dot per inch) influe par exemple sur la finesse et la régularité des traits (notamment les obliques), sur la présence de détails et le rendu des couleurs (de 256 au million de couleurs).

Si l’écran est médiation et affranchit l’utilisateur d’une instantanéité et d’une proximité dévorantes, il impose aussi une forme de captation. Bien sûr, ce qui bouge se trouve à l’intérieur de l’objet et installe l’utilisateur dans l’attente de ce qui va s’afficher. Mais surtout, ce dernier se trouve assis à distance de lecture et de manipulation du clavier comme de la souris, généralement immobile, le regard rivé sur l’écran. La luminosité, cette lumière maîtrisée qui émane de l’écran contribue à la capture du regard et plus généralement, de l’attention de l’utilisateur toujours dans l’attente de l’apparition des formes, de leur affichage. Cet état de fait est révélé de façon plus évidente encore, lorsqu’on observe l’attitude de jeunes enfants devant l’écran. Complètement fascinés par cet objet, il faut régulièrement les empêcher de s’en approcher trop près (il est reconnu que la luminosité des écrans crée des fatigues occulaires qui, si elles sont répétées, ne sont pas sans conséquence pour la santé – baisse de l’acuité visuelle, maux de têtes, etc.). Il est aussi souvent nécessaire de les extraire autoritairement de cette relation à l’objet, tant il est vrai que devant un écran, on perd facilement “la notion du temps”...

Si la luminosité de l’écran capte le regard de l’utilisateur, elle constitue aussi un aveu de dépendance vis à vis du réseau électrique, dépendance qui se matérialise au travers les innombrables câbles. Même si les ordinateurs portables permettent de s’en affranchir, le répit n’est que de courte durée, celui de l’autonomie de la batterie qu’il faudra tôt ou tard connecter sur le secteur. Les câbles constituent aussi la preuve matérielle de l’interdépendance de tous les éléments du dispositif entre eux. Enfin, avec leurs multiples prises distinctes, ils témoignent des stratégies industrielles qui imposent le renouvellement fréquent des différents éléments du dispositif en les rendant incompatibles les uns avec les autres (Ainsi, le changement du système de câblage pour rendre toutes les machines et les périphériques compatibles -argument développé par les initiateurs du projet- imposant de passer aux connexions USB351 a brutalement rendu obsolète le parc informatique).

Alors que l’écran constitue un élément essentiel du dispositif, peut-être sensoriellement le plus important, il ne faut pas oublier qu’il n’est qu’un périphérique d’affichage qui n’a d’intérêt que connecté à l’unité centrale, elle-même reliée à ses périphériques de contrôle et de manipulation que sont le clavier et la souris. Après la vision, c’est principalement le toucher que sollicitent ces outils. C’est d’ailleurs à partir d’une reflexion sur l’importance du toucher et des manipulations que Claude Cadoz souhaite que soit réhabilité le geste comme canal dans la communication homme-machine352.

Notes
346.

Voir notamment le découpage de l’Histoire en sphères par Régis Debray qui situe la “vidéosphère” dominée par les images sur écran à la suite de la “graphosphère”. DEBRAY Régis, Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Paris, 1992, 412 p., ou les théories développées par Paul Virilio sur l’importance de la vision et l’accélération du temps dans L’art du moteur, éd. Galilée Paris, 1993, 197 p. Sans oublier les travaux de Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Mame/Le Seuil, 1968, 390 p. et La Galaxie Gutenberg, 2 vol., Gallimard, Paris, 1977, 519 p.

347.

AUMONT Jacques, « D’un cadre l’autre: le bord et la distance » in L’oeil interminable. Cinéma et peinture, Séguier, Paris, 1995, p.103-133

348.

FRAU-MEIGS Divina, « L’écran : statut socio-sémiotique d’un support surface », in Écrit, image, oral et nouvelles technologies. Actes du séminaire, 1995-1996. Sous la dir. de Marie-Claude VETTRAINO-SOULARD, Univ. Paris VII, p.27

349.

SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet » , op. cit., p. 403

350.

Ces dimensions, à la fois centrifuge et centripète de l’écran sont notamment évoquées par Luc MASSOU, « Les produits multimédia : une structuration à plusieurs niveaux » in Degrés, op. cit., e1-e13.

351.

USB pour Universal Serial Bus

352.

CADOZ Claude, « Le geste, canal de communication homme / machine. La communication intrumentale », in Technique et science informatiques, n° spécial « Interface homme-machine », Hermès, vol. 13, n° 1, 1994, p. 31-60.