a) Le numérique : intégrateur et universel ?

À la lecture de nombreux ouvrages, il semble qu’existe un véritable consensus concernant l’aspect fondamental du “langage” binaire appelé aussi numérique. Il apparaît clairement que dans cette technologie s’origine tous les possibles. “Au commencement était le numérique...” pourrait-on presque dire à la lecture de certains textes. D’un point de vue pratique, tout le monde s’accorde sur les avantages du numérique en termes de compression (qui autorise des transferts de volumes d’informations importants), sur la facilité à transformer, transporter, à exploiter, stocker ou diffuser des données. Autre avantage de taille : la numérisation possible de documents existant initialement sous forme analogique.

La technologie numérique, rappelons-le schématiquement, consiste en un codage binaire de données qu’il s’agisse de textes, de sons, d’images animées ou non. Le bit (contraction de binary digit) est communément défini comme une unité élémentaire d’information ne pouvant avoir que deux valeurs, un ou zéro. La réalité est plus complexe, le bit appartenant au monde des théories mathématiques de l’information, des calculs et logarithmes. Ce codage donne une base commune à des données initialement hétérogènes comme des fichiers informatiques et des documents audiovisuels, autorisant leur combinaison, leur amalgame, leur transport sur les réseaux de télécommunications. Dès lors, on imagine combien est grande la tentation de tout numériser, de tout faire converger vers ce nouveau « langage » (au sens de codage) universel... Pascal Robert envisage d’ailleurs ainsi les conséquences du développement de l’informatique. Selon lui, :

‘« [l’outil] exige en retour – et c’est en cela qu’il n’est pas simplement subordonné - une mise en compatibilité a priori du monde à sa logique. En ce sens, le développement de la numérisation constitue un véritable “cheval de Troie” qui ne cesse de solliciter un alignement de portions de plus en plus importantes du système technique global à cette logique informatique. »367 ’ ‘Fabuleux outil de la convergence annoncée, le numérique est la figure moderne du progrès à laquelle on oppose les technologies analogiques désormais « déclassées »... La confrontation de l’analogique et du numérique, de l’indiciel et du virtuel constitue le thème récurrent de nombreux textes qui traitent de ce qu’il est convenu d’appeler par commodité les NTIC malgré le flou conceptuel qui s’attache à cet acronyme. Le danger des discours sur le numérique consiste à en faire le point de départ obligé, radical et exclusif de toute réflexion en ce sens qu’il faudrait faire table rase du passé. Le numérique serait d’une certaine manière l’expression d’un nouvel universel. ’

Pierre Lévy notamment, écrit depuis plusieurs années sur le sujet. L’emphase de ces propos, la tentation de l’universel et du transcendantal, même s’il se défend de tout penchant totalitaire rendent nécessaire une lecture distanciée de son travail. Selon cet auteur, le numérique ou le codage informatique introduit une médiation supplémentaire entre l’homme et son « technocosme368 ». Sans nous attarder sur les théories qu’il développe dans ses nombreux ouvrages, notons cependant le thème récurrent de la mise à distance du réel, ce que d’aucuns dénoncent comme une déréalisation de notre rapport au monde. Pierre Lévy écrit ceci :

‘« Les systèmes de traitement de l’information effectuent la médiation pratique de nos interactions avec l’univers. Lunettes autant que spectacle, nouvelle peau régissant nos rapports avec l’environnement, le vaste réseau de traitement et de circulation de l’information qui buissonne et se ramifie tous les jours davantage dessine peu à peu la figure d’un réel sans précédent. Voici la dimension transcendantale de l’informatique. [...] Avec la médiation numérique, le primat de l’interaction sensori-motrice fait place à celui du sensori-symbolique, voire à la pure abstraction codée. 369»’

En écho à cette vision totalisante, le pessimisme non moins totalisant de Paul Virilio :

‘« Dès lors, la désinformation ne s’attacherait plus seulement au maquillage des faits, elle s’attaquerait aussi au principe de réalité pour tenter d’introduire discrètement un nouveau type d’univers : un univers virtuel, forme ultime d’une déréalisation cosmique où l’attraction universelle à la Newton serait définitivement supplantée par l’asservissement cybernétique de la pensée. »370

Philippe Quéau est tout aussi dithyrambique dans son introduction aux Dossiers de l’audiovisuel intitulé « Éthique du virtuel : des images au cyberespace » alors que curieusement dans plus de la moitié de la revue, la parole est donnée à des auteurs qui sont plus nuancés, témoignant des manipulations de l’image pré-existant aux technologies numériques. Car par-delà les questions de « déréalisation », la facilité de manipulation des données numériques inquiète tout particulièrement ces auteurs précédemment cités. Alors que l’on n’ose de moins en moins faire référence à « l’objectivité » de l’information, préférant la notion très relative « d’honnêteté », ces auteurs semblent craindre que le leurre, la tromperie, la manipulation, la désinformation ne se généralisent... Que d’idéalisation de la situation présente ou passée chez ces auteurs... Les termes employés par Philippe Quéau, (alors directeur de recherche à l’INA, l’Institut National de l’Audiovisuel) témoignent de la vigueur de l’idéologie techniciste prenant appui sur le développement des technologies numériques. Pour cette raison, il nous semble important de les citer.

‘« À l’ère du tout virtuel, n’importe qui pourra jouer à être n’importe quoi, n’importe quelle information pourra avoir un poids de vérité à géométrie variable. L’enjeu est celui de la corruption du réel. [souligné par nous]. Maintenant nous savons que nous ne pourrons plus jamais faire confiance aux images, que nous ne pourrons plus jamais en croire nos yeux. [...] ...la révolution du virtuel, elle, nous menacera dans notre intégrité phénoménologique, et donc aussi ontologique, elle nous déracinera, et elle minera les bases millénaires de notre rapport au monde réel. Elle changera l’image que l’homme se fait de lui-même. »371

Il n’est point question ici d’aller plus loin dans l’analyse des positions extrêmes (extrémistes372 !) de ces auteurs. Plusieurs chercheurs s’en sont déjà chargés, notamment Yves Jeanneret qui dénonce la tonalité prophétique de ces discours qu’on nous assène sans répit373. Il revient sur quelques-uns des termes récurrents, obsédants qui imposent par la répétition et leur omniprésence, le mythe d’une révolution, d’une nouveauté radicale qui affecterait la construction, la circulation, l’accès et l’appropriation des savoirs. Loin de nier les incidences des récents développements technologiques, Yves Jeanneret souligne la complexité des problématiques convoquées par la notion de savoirs, par les pratiques de textualisation à l’oeuvre depuis quelques siècles déjà, et rappelle les risques d’aveuglement que génère la mythologie développée par les discours de la société de l’information.

Si la question du texte est régulièrement posée, celle de l’image agite aussi les esprits de façon récurrente depuis quelques années déjà. De nombreux auteurs s’interrogent dès le début des années soixante sur la nature de l’image, articulant l’analogique et le digital, réfléchissant à la nature du langage des images, au type de signes qui les constituent, reprenant généralement les catégories peircennes d’indice, icône et symbole374. La plupart des textes récents s’intéressent essentiellement à la question de la nouvelle matérialité de l’image (ou ce qui serait son immatérialité...), le numérique étant désormais à la portée du plus grand nombre. Ainsi, Pierre Barboza oppose de façon radicale la photographie analogique ou image indicielle aux images numériques375. Ce travail qui s’inscrit dans une perspective médiologique présente une réflexion sur le dispositif technique de la photographique. La thèse défendue par l’auteur est que le signe numérique, pur calcul déconnecté de la réalité référentielle va tuer l’enregistrement indiciel, l’inscription de l’acte photographique dans un « ici et maintenant »376. Ce type de proposition peut être rapproché de la pensée de Walter Benjamin qui considérait que les plus belles années de la photographie sont les dix premières de son histoire, avant qu’elle n’entre dans sa phase d’industrialisation. Les images photographiques qui datent de cet « âge d’or » étaient longuement exposées et uniques puisque l’on ne connaissait pas encore le moyen de les reproduire en grand nombre. En elles, se manifestait la présence quasiment magique de l’aura.

‘« Le procédé lui-même faisait vivre les modèles, non hors de l’instant mais en lui ; pendant la longue durée de la pose, ils s’installaient pour ainsi dire à l’intérieur de l’image [...] Qu’est-ce proprement que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain si proche soit-il. »377

Porté par la même vague nostalgique, Pierre Barboza pronostique à regret l’ère de la domination de l’image numérique et la disparition programmée de la photographie analogique, véritable « parenthèse indicielle dans l’histoire des images » selon ce chercheur.

‘« L’énoncé et l’image sont confondus dans le binaire pour articuler un nouveau régime de vérité. Le numérique est parvenu à contrôler les incertitudes de la présence indicielle : la profusion des embrayages sémantiques, la disparité des résonances.378 ».’

Cet ouvrage, passionnant et très documenté au demeurant, paraît se situer dans une sphère de réflexion théorique parfois assez éloignée de la réalité des pratiques. La typologie esquissée par Jean-Louis Weissberg379 démontre que l’image numérique est d’abord plurielle. Loin de n’être que pur calcul, pure maîtrise et pure abstraction, l’image numérique est le plus souvent hybride. Certes, l’image de synthèse semble uniquement construite par le calcul, mais c’est oublier un peu vite que la plupart des projets incluent une phase de modélisation, le plus souvent réalisée à partir de photographies dont l’intérêt essentiel se situe au niveau de leur ressemblance avec la réalité. Quant à la photographie numérique, elle demeure un enregistrement, une capture de la réalité au cours de laquelle les paramètres classiques tels que lumière, angle, vitesse de déplacement de l’objet photographié, etc. influent sur le résultat.

Par ailleurs, considérer que seule la photographie « analogique » permet cette merveilleuse confrontation avec un réel irréductible, résistant à l’éternelle volonté de maîtrise, de manipulation et de domination de l’espèce humaine apparaît bien naïf... Trucages et retouches accompagnent la photographie dès ses premiers pas380... Certes, le numérique met ce type de pratiques à la portée de tous ceux, toujours plus nombreux, qui savent utiliser un ordinateur. Mais faut-il forcément considérer que les diverses pratiques de la photographie doivent nécessairement être contaminées par ces possibles manipulations... Doit-on craindre que les photographies de famille ne subissent des traitements pour rajeunir les aïeuls, faire disparaître un parent devenu indésirable ? Plus sérieusement et pour retrouver ce qui nous préoccupe dans cette recherche, faut-il se préparer à lire une presse dans laquelle les photographies ne seront que trucages, où les illustrations de l’actualité seraient purement symboliques, nous ramenant ainsi au temps des extraordinaires dessins de la presse illustrée du début du siècle... Le numérique signe-t-il l’arrêt de mort du photojournalisme, condamne-t-il au chômage tous ceux qui, souvent au péril de leur vie, vont par le monde prélever des images de la misère, de la violence mais aussi des différences de modes de vie qui font la richesse de l’espèce humaine ?... Ne souhaitant pas nous prêter au périlleux exercice de prédiction, nous nous contentons de présenter dans la partie suivante de ce travail les usages qui sont fait de la photographie dans la presse en ligne essayant de donner une réponse même provisoire à la question du brouillage possible des genres et codes médiatiques. La photographie est-elle encore utilisée par la presse en ligne comme moyen d’authentification, comme preuve par la représentation d’un « ça a été » au sens ou l’entendait Roland Barthes381 ?

Essayant de nous situer en dehors des jugements normatifs, des évaluations hâtives, des considérations moralistes, des raisonnements qui se nourrissent de dichotomies et de ruptures, il nous semble plus juste, au risque d’y perdre en clarté et en efficience d’étudier comment ancien et nouveau se mêlent, interagissent, se combinent, s’imprègnent et se recomposent en permanence. Ceux que nous considérons comme les « penseurs de l’extrême » semblent ignorer tous les travaux réalisés sur les usages. Ils nous parlent d’une réalité théorique, lisse et docile ; ils développent un discours emprunt de déterminisme technique qui se situe bien loin des questions de résistances et de détournements d’usages pourtant déjà maintes fois constatées, loin des tensions contradictoires des acteurs économiques (à qui pourtant ces discours profitent en premier lieu), loin encore de toute notion de projet ou débat politique...

Or les acteurs de l’informatique notamment connaissent bien la réalité des conflits, de la concurrence. Derrière la question du numérique, une nouvelle couche technologique se cache, celle des langages et des formats, celle des brevets, des normes et des standards qui sont pourtant une des clés de la conquête industrielle des marchés de l’informatique.

Notes
367.

ROBERT Pascal, « Le MOTIF : de l’informatique comme moteur d’inférence et de gestion de formes », op. cit. p.5

368.

LÉVY Pierre, La machine univers, éd. La Découverte, Paris, 1987, p.11

369.

LÉVY Pierre, La machine univers, op. cit., p.10-11

370.

VIRILIO Paul, L’art du moteur, op. cit., p. 182

371.

QUÉAU Philippe, « Éthique du virtuel : des images au cyberespace » in Dossiers de l’audiovisuel, n°65, éd. INA/La documentation Française, janv. -fév. 1996, p. 8-9

372.

Philippe Breton notamment classe dans le camp des fondamentalistes à l’origine du “Culte d’Internet” Philippe Quéau, Pierre Levy mais aussi Joël de Rosnay. BRETON Philippe, Le culte d’Internet, op. cit.

373.

JEANNERET Yves, « Cybersavoir : fantôme ou avatar de la textualité ? Questionnement d’une actualité », in Scrumenti Critici, a. XII, n.3, sept. 1997, p. 509-545

374.

Citons parmi de nombreux textes ceux de METZ Christian, « au-delà de l’analogie, l’image », Communications, n°15, Seuil, Paris, 1970, p. 1-10 ; BARTHES Roland « Rhétorique de l’image », Communications, n°4, Seuil, Paris, p. 40-51 1964 et ECO Umberto, La structure absente, introduction à la recherche en sémiotique, éd. originale 1968, traduction française Mercure de France,1972, 447 p. Voir notamment le chapitre intitulé “analogique et digital” p; 191-205 et du même auteur : « Sémiologie des messages visuels » in Communications, n°15, Seuil, Paris, 1970, p.11-51

375.

BARBOZA Pierre, Du photographique au numérique, La parenthèse indicielle dans l’histoire des images, L’Harmattan, 1996, 271 p.

376.

Nous utilisons le terme « tuer » en référence au fameux « Ceci tuera cela... » de Victor Hugo qui analyse comment le papier et l’imprimerie va bouleverser toute la société. HUGO Victor, Notre Dame de Paris, 1482, éd. Garnier frères, 1967, Livre V, chap. 2

377.

BENJAMIN Walter, Essais 1, 1922-1934, édition française Denoël/Gonthier, 1983, chapitre « La photographie », p.149-168

378.

BARBOZA Pierre, Du photographique au numérique, La parenthèse indicielle dans l’histoire des images, op. cit., p. 260

379.

WEISSBERG Jean-Louis, « Les images hybrides : virtualité et indicialité » in MEI (Médiation & Information), n°7, sous la direction de bernard DARRAS, L’Harmattan, 1997, p. 103-128

380.

Voir notamment le travail de Gisèle Freund sur le portrait. FREUND Gisèle, Photographie et société, éd. du Seuil, Paris, 1974, 221 p.

381.

Roland Barthes écrit à ce sujet : « ... c’est la Référence qui est l’ordre fondateur de la Photographie. Le nom du noème de la Photographie sera donc : “ça a été”, ou encore : l’Intraitable. » BARTHES Roland, La chambre claire, Les cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p.120