b) Diversité des langages et des formats : la guerre des standards, une stratégie industrielle au prix de l’incompatibilité et de l’obsolescence rapide

Notons tout d’abord qu’il existe sinon un débat au moins l’expression de positions différenciées quant à l’utilisation du terme « langage » pour parler des systèmes de programmation informatiques. Pour Jean-Louis Weissberg, on ne saurait comparer les langues « naturelles » avec ce qui ne serait qu’un système de codes, plus proche du calcul que de la langue, à la syntaxe figée « totalement étranger à la polysémie et à la capacité de créer de nouvelles significations grâce à des mots/concepts inédits ; qualités qui caractérisent les langues véritables382 ». Pour d’autres, langages informatiques et signes linguistiques sont certes, de nature différente, mais cette fois-ci, l’informatique disposerait d’un potentiel expressif extrêmement important ; selon ces auteurs, nous assistons sans en comprendre la portée aux premiers balbutiements d’un système complexe qui pourrait bouleverser tout à la fois, nos façons de compter et nos modes de penser.

‘« L’articulation entre bit et octet, symbolique et emblématique, est souvent délaissée alors que c’est la porte d’un univers culturel riche et complexe, celui des langages et modèles formels partagés par les mathématiciens, les linguistes et les informaticiens. » 383. ’

Peut-être effectivement que dans un futur proche, les enfants apprendront les langages informatiques à l’école et en feront un usage d’une richesse inouïe, inimaginable pour l’heure. En attendant, surtout intéressants par ce qu’ils nous permettent de faire, les langages informatiques constituent le domaine privilégié des experts, le moyen d’expression des programmeurs de talent. Si certains de ces langages sont plus connus que d’autres (Pascal, Basic, Visual Basic, Perl, C et C++, Java, HTML, XML, etc.) aucun n’est immuable. Il en existe des dizaines, peut-être même des centaines. Mais la plupart des usagers de la micro-informatique en ignore l’existence même. En effet, la plupart des commandes qu’ils utilisent ont été préprogrammées, et apparaissent sous la forme de menus proposés par les systèmes d’exploitation ou les logiciels. Pourquoi donc évoquer la question des langages informatiques puisque nous ne possédons pas les connaissances des informaticiens et que de plus, leur existence est transparente dans la majorité des cas. La réponse est très simple. En contact régulier avec la presse en ligne depuis quelques années déjà, nous avons pu noter à plusieurs reprises, certaines erreurs, certains dysfonctionnements du dispositif technique de la presse en ligne qui semble devoir être imputés directement ou indirectement à des questions de langages informatiques. Par exemple, citons le cas d’AOL qui impose à ses abonnés une interface conçue dans un langage qui n’est pas reconnu par tous les serveurs. De nombreux journaux en ligne ont dénoncé les déformations de mise en page occasionnées par cette interface imposée. Devant une page Web où textes et images se superposent, rendant le texte illisible et les images méconnaissables, nombre d’internautes ont dû conclure à un manque de compétences techniques du côté des producteurs d’information conservant à l’esprit l’image d’un éditeur peu professionnel pour oser mettre à la disposition du public des documents imparfaits.... De nombreux langages ont ainsi été conçus par des marques affiliées aux constructeurs de serveurs, tentant d’imposer un standard qui rendrait nécessaire l’acquisition de leur matériel, seul compatible. Ce fut notamment le cas du langage ASP qui n’était reconnu que des serveurs Microsoft (Windows NT-ISS). Mais la stratégie ne s’avère pas payante ; la règle qui semble prévaloir en la matière serait plutôt celle du plus grand nombre et non une logique de club. Mais les acteurs industriels de l’informatique tentent malgré tout de marquer leur territoire, de dominer le marché en interdisant les accès aux « infidèles ». La guerre concurrentielle que se livrent les industriels du « monde PC » et du « monde Mac » est d’ailleurs relayée par les utilisateurs eux-mêmes, défenseurs acharnés de tel ou tel système. Dans cette guerre, c’est la position dominante de référent qui est recherchée. Imposer un standard plutôt qu’une norme car le processus normatif et les procédures officielles de validation qui lui sont rattachées sont généralement trop lents aux yeux de cette industrie informatique en perpétuelle recherche de nouveautés. Pour Ghislaine Chartron qui distingue clairement norme et standard, la notion de standard :

‘« désigne un accord consensuel entre acteurs économiques, opérationnel rapidement, avant une validation officielle par les instances normatives comme l’ISO. [...] Le standard apparaît donc comme un processus réactifs des acteurs économiques concernés. L’ISO ainsi que ses structures directement associées font plutôt figure ensuite de “ chambre d’enregistrement ”. »384

Le rythme extrêmement rapide du renouvellement des produits (matériels, langages, serveurs, systèmes d’exploitation, logiciels etc.) profite bien évidemment aux industriels accélérant l’obsolescence du matériel et rendant nécessaire l’acquisition des derniers modèles, des dernières versions... Mais l’équipement matériel et les langages informatiques ne sont pas les seuls concernés par cette péremption permanente... Si on parle volontiers de l’aspect intégrateur du numérique, d’une sorte « d’universel informatique », il s’avère en réalité que de nombreux langages, codes, formats d’enregistrements, logiciels etc. cohabitent mais pas toujours dans l’harmonie. Que l’on accepte de se pencher un peu plus sur cette soi-disant intégration, cette unification de surface et l’on découvre une hétérogénéité plutôt complexe à gérer. Le dictionnaire en ligne du jargon de l’informatique propose une liste non exhaustive composée de 212 formats qui concernent aussi bien le texte que le son ou les images385. Chaque format a ses caractéristiques propres et correspond à un usage précis des fichiers. L’intégration d’un fichier dans un document conçu avec un logiciel différent nécessitera généralement une opération de conversion. De même, si le format d’enregistrement n’est pas adéquat compte tenu de l’usage futur des données, ces dernières peuvent devenir totalement inexploitables. Le choix d’un format n’est donc pas anodin puisqu’il conditionne l’accessibilité future aux documents ainsi que leurs usages possibles. Comme le souligne un article du Monde Informatique, certaines données archivées sur support numérique, en devenant parfois inaccessibles, finissent par tomber dans l’oubli386. Supports devenus obsolètes, éditeurs de logiciels disparus, absorbés par un plus gros ou à la suite d’une cessation d’activité, formats d’enregistrements non reconnus par les nouveaux systèmes... ; toutes ces raisons condamnent à l’oubli nombre de documents que l’on disait préservés pour l’éternité. N’entend-on pas fréquemment que les CD-Rom sont indestructibles, que l’enregistrement numérique est immortel ? Dans ce contexte, on est en droit se s’interroger sur la pérennité des archives en général et plus particulièrement de celles de cette jeune presse en ligne ? Comment s’inscrivent dans le temps ces pages Web que produisent tous les journaux dits électroniques ? Quelle mémoire gardera-t-on de ces textes médiatiques ? Doit-on considérer un site Web de presse quotidienne comme une forme en perpétuel renouvellement, jamais figée, susceptible de manipulations constantes, pratiques désormais considérées comme normales ? La lecture ou l’étude d’un article ancien se fera donc toujours hors contexte, sans que l’on puisse connaître les autres informations du jour, le lien qu’elles pouvaient entretenir les unes avec les autres... À partir de l’étude des pages Web de notre corpus, nous apportons dans la partie suivante de ce travail quelques réponses à ces questions fondamentales qui se posent déjà à l’examen du dispositif technique et de son fonctionnement.

Une fois encore, une simple observation de la réalité concrète permet de nuancer certains propos trop aisément globalisants. Ainsi, même certains analystes, observateurs attentifs du développement des NTIC tombent dans le piège des discours délicieusement utopiques. Christian Vandendorpe n’écrit-il pas :

‘« Avec la mémoire totale offerte par l’ordinateur et le nouvel environnement créé par les technologies de communication, les possibilités de différenciation culturelle de l’individu ne joueront pas seulement sur une échelle verticale et temporelle, reliant le présent au passé, mais s’étendront de plus en plus à toute la surface de la planète, dans un jeu d’exploration spatiale et transculturelle permanent. »387

Le fait que l’accès à un document puisse être refusé pour une question des compatibilités de langage, de format, de logiciel ou de support installe l’usager dans une forme de dépendance vis-à-vis des industriels de l’informatique. Les principaux acteurs en matière d’équipement informatique cherchent par tous les moyens à imposer leur matériel, faisant en sorte que les problèmes de compatibilité enferment les usagers dans une logique d’achat contraignante qui les dépasse. Les grandes firmes dessinent à partir de leurs stratégies commerciales des territoires qu’ils balisent et tentent de contrôler, se répartissant les usagers de ces univers.

On retrouve d’une certaine manière les préoccupations de Pascal Robert qui dénonce la fonction frontière des technologies de l’information388. Loin de l’idéologie du « pur flux », de la libre circulation des hommes et des idées, loin de permettre l’affranchissement des obstacles, les TIC aux mains de puissantes entreprises recréent des barrages, des accès contrôlés, des frontières. C’est toute l’histoire de Microsoft dont l’ambition démesurée a fini par inquiéter l’administration américaine389. Le danger que représente ce fantastique pouvoir économique aux mains d’un petit nombre de firmes informatiques et les risques de formatage social qui en découlent avait été évoqué par Blaise Galland qui suggérait de « passer aux urnes pour choisir les logiciels d’utilité publique, ceux qui donneront formes et couleurs à une part importante de notre quotidien390 ». Mais le citoyen est-il à même d’évaluer une offre aussi complexe ? A-t-il réellement les moyens de choisir alors que les stratégies commerciales favorisent la concentration des acteurs industriels ? Si Apple fabrique aussi son hardware (mettant un terme à la courte période d’ouverture commerciale, basée sur une politique d’attribution de licences à quelques fabricants), Microsoft préfère laisser les fabricants se livrer une guerre des prix féroce tout en imposant l’installation systématique de son système d’exploitation et de ses logiciels de bureautique. La concurrence a tendance à faire baisser les prix d’un matériel qui présente en plus, l’avantage d’être pré-équipé en logiciel. Le succès commercial est au rendez-vous et la célèbre firme de Redmond impose un quasi-monopole de fait en équipant la majeure partie du parc informatique avec son système d’exploitation et son logiciel de navigation391.

Pour conclure cette réflexion qui voulait initialement ne traiter que des questions relatives aux langages informatiques, on voit bien qu’il est difficile d’isoler les différentes strates constitutives du dispositif informatique qui autorise et contraint la presse en ligne en production comme en consultation. Cette étude rapide témoigne, une fois encore, des enjeux industriels et sociaux liés au développement de l’informatique : concurrence acharnée et interdépendance des acteurs au risque d’un formatage généralisé de nos sociétés, l’informatique ayant envahi tous les espaces, celui du travail, des loisirs, du jeu, de l’apprentissage, de la culture, etc... La question des standards, en quelque sorte « normes de fait », constitue l’objectif essentiel des stratégies mises en oeuvre par les acteurs industriels, synonyme de succès commercial, rendant périodiquement nécessaire la mise en conformité du matériel.

Notes
382.

WEISSBERG Jean-Louis, « Les images hybrides : virtualité et indicialité », op. cit., p.112

383.

Voir notamment le texte de BORDE Jean-Michel, HUDRISIER Henri, « Au coeur de la technologie du document » in Solaris, n°6, “Normes et documents numériques : quels changements” consulté le 18 juin 2001, http://www.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/d06/6borde.html

384.

CHARTRON Ghislaine, « Introduction à “Normes et documents numériques : quels changements” », in Solaris, n°6, déc. 1999 / janv. 2000, p.10-11, consulté le 18 juin 2001, à l’adresse :
http://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/d06/6introduction.html

385.

Ce dictionnaire intitulé Le jargon français, créé par Roland TRIQUE peut être consulté sur http://www.linux-france.org/prj/jargonf/index.html . Dernière consultation le 09 juil. 2001.

386.

Un article du Monde Interactif, “L’amnésie des technologies”, rapporte cet état de fait sur lequel se penche déjà divers organismes de recherche travaillant notamment sur une possible normalisation de l’enregistrement et de la gestion des archives. Édition du mercredi 14 mars 2001, consultée le 16 mars 2001 à l’adresse :
http://interactif.lemonde.fr/squelette/pour_imprimer/0,5614,2858—159132-0,00.html

387.

VANDENDORPE Christian, « L’hypertexte et l’avenir de la mémoire », in Le débat, n° 115, Gallimard, mai-août 2001, p. 155

388.

ROBERT Pascal, “Les technologies de l’information et la fonction-frontière”, in Communication & Langages, n° 118, 4è trim. 1998, p.38-47

389.

Voir notamment sur les démêlés judiciaires de Microsoft avec le département de la justice, une vingtaine d’États et des collectifs d’usagers, le dossier que propose Libération sur le sujet. Rappel de la chronologie du conflit, liens sur les sites des différents acteurs impliqués dans le conflit et les articles archivés peuvent être consultés à partir de http://www.liberation.fr/microsoft/index.html (dernière consultation le 10 juil. 2001. Non content de dominer outrageusement le marché de l’équipement informatique en matière de software, Microsoft crée un label destiné à valoriser les organismes de formation “conformes”. Ainsi, des écoles en nombre toujours plus important affichent les sigles “Microsoft Certified Technical Education Center” ou “Microsoft Certified Engineer”.

390.

Propos de Blaise GALLAND cité par Bruno GIUSSANI dans sa conférence du 19 avril 1996, op. cit.

391.

Voir le livre très domumenté de DI COSMO Roberto, NORA Dominique, Le hold-up planétaire, la face cachée de Microsoft, Calman-Levy, Paris, 1998, 187 p. Sont détaillées et illustrées dans ce livre les méthodes de Microsoft pour détruire la concurrence notamment l’obligation faite aux constructeurs de ne pas proposer de produits concurrents aux leurs (p. 84-91) ou encore les pratiques de Buy-In (absorbtion d’entreprises concurrentes) et Buy-out, (qui consiste à racheter pour abandonner ensuite, p.108-109). D’après l’article de Christophe ALIX, publié par Libération et intitulé « L’irrésistible progression de la pieuvre » Microsoft ne compte pas en rester là. La firme prépare le lancement prévu pour l’automne 2001 de windows XP qui intègre toujours plus de fonctionnalités. Ces dernières étaient auparavant commercialisées séparément par des firmes concurrentes.