c) Systèmes d’exploitation et interfaces graphiques : dans un environnement rassurant, pouvoir et plaisir de manipuler

Malgré le travail effectué par les programmeurs pour rendre transparente la complexité des langages informatiques, l’utilisateur naïf que nous sommes en perçoit l’existence au travers de certains dysfonctionnements qui affectent par exemple, l’accès aux pages Web de la presse en ligne. On comprend bien l’idée qui est à l’origine de la mise au point des interfaces graphiques : en cachant le langage de programmation derrière des icônes au graphisme qui se voudrait évocateur, les concepteurs de systèmes d’exploitation et de logiciels ont permis au plus grand nombre d’avoir accès à l’informatique. Effectivement, quiconque allume un micro-ordinateur de nos jours, a toutes chances de voir s’afficher à l’écran l’interface graphique d’un des deux systèmes d’exploitation qui se partagent l’essentiel du marché392. Quel rôle jouent ces interfaces graphiques au sein du dispositif technique de la presse en ligne ? Doit-on considérer que l’accès aux documents qui s’affichent à l’écran est déformé ou transformé par le prisme de l’interface graphique ? Si l’on en croit Emmanuël Souchier, il existe derrière la hiérarchie et l’agencement des différents cadres de « l’écrit d’écran »393 quelque chose qui est de l’ordre d’un rapport de pouvoir394. La question à laquelle nous souhaitons tenter de répondre est la suivante : une fois précisé ce qu’est l’interface graphique d’un système d’exploitation, doit-on considérer que l’existence de cette dernière a une incidence sur la presse en ligne ? Si l’on suppose que tel est le cas, de quelle façon se manifeste cette influence en production comme en consultation d’un journal en ligne ?

Sans entrer dans les détails des définitions nécessairement complexes des dictionnaires spécialisés en informatique, considérons que le système d’exploitation est chargé de gérer les périphériques de la machine (c’est-à-dire tous les équipements matériels qui lui sont reliés) et de donner accès aux fonctions de base de l’ordinateur. En 1984, la société Apple lance sur le marché le premier micro-ordinateur individuel qui intègre dans son système d’exploitation, une interface graphique inspirée des travaux du centre de recherche de Xerox à Palo Alto. Mais qu’est-ce au juste qu’une interface ? Pascal Robert en donne la définition suivante : « ‘L’interface articule la machine et l’homme : c’est-à-dire qu’elle doit traduire en un langage compréhensible par le second le ou les langages de la première’.»395

Selon les termes de la publicité, le Macintosh est « la machine a qui l’on a appris l’homme »396, suggérant une « humanisation » du fonctionnement de la machine. D’aucuns considèreront que les industriels de l’informatique ont fait un « choix éthique », ajoutant que « les gains de productivité viendront de surcroît »397 !... La société Microsoft qui ne pouvait pas ignorer le succès de l’interface graphique mise au point par Apple, s’engagera sur la même voie, mettant sur le marché Windows 3.0 dès 1990. Cinq années plus tard, ce système d’exploitation que Microsoft appelle lui-même un « environnement » équipera environ 80% de parc mondial...

Toutes les interfaces graphiques des systèmes d’exploitation se sont inspirées de la métaphore du bureau. Selon Georges Poulain « ‘la métaphore a pour principal objectif de faciliter l’apprentissage de l’utilisateur par un transfert direct des connaissances antérieures’ »398. L’interface graphique s’appuie sur des liens figuratifs avec l’univers réel et concret auquel se réfère la métaphore. Ainsi, la métaphore du bureau prend la forme d’icônes informatiques représentant fichiers, dossiers, poubelle ; l’interface en autorise la manipulation grâce à la souris. L’icône informatique peut être envisagé sur trois niveaux différents. C’est en premier lieu la représentation idéographique sur l’écran d’un objet issu du monde de la métaphore choisie. C’est ensuite un bouton qui permet d’activer une fonction. C’est enfin quelques lignes de codes qui restent cachées mais définissent et commandent cette fonction. En dehors des icônes, certaines fonctions de base de l’ordinateur se cachent derrière les titres de la « barre de menu ». Les actions proposées se situent toujours dans l’univers du bureau (ouvrir un nouveau dossier, rechercher un document, vider la corbeille...).

Grâce aux interfaces graphiques, l’utilisateur a désormais l’impression de pouvoir contrôler plus efficacement le résultat de ses actions. On parle du WYSIWYG c’est-à-dire What You See Is What You Get ou encore « ce que vous voyez est ce que vous obtenez »... Les opérations de manipulation sont généralement à effet immédiat et réversible. Il semble bien que cette possibilité d’agir sur les objets visibles à l’écran avec une inscription quasiment immédiate du résultat de l’action (en raison notamment de l’augmentation constante de la puissance des microprocesseurs qui équipent nos ordinateurs) soit en partie à l’origine des discours utopiques sur l’interactivité et les mondes virtuels... Ainsi, Jean-Pierre Meinadier considère que dans le cas où l’utilisateur manipule les objets représentés à l’écran sans l’aide des langages de programmation, il s’agit d’une « manipulation directe »399. Dès lors il affirme que « l’interface “est” le monde réel »400... Admettre que l’interface graphique permet d’oublier la complexité du dispositif sans nier pour autant son existence et sa médiation nous semblerait plus juste.

La manipulation quotidienne des ordinateurs invite d’ailleurs à une certaine prudence. « ‘Ce que vous voyez est ce que vous obtenez’ » dit la formule (qui a tout d’un slogan publicitaire)... Mais qu’obtient-on réellement ? Le plus souvent des documents imprimés sur des feuilles de papier dont le format est normalisé : généralement A4 ou plus rarement A3401. Si le document sur écran a été conçu en dehors de ces formats courants, qu’obtiendra-t-on ? Si les quotidiens d’information décidaient de créer des pages Web sur le modèle des pages du journal imprimé, encore une fois, qu’obtiendrait-on à l’écran ou encore sur une impression au format 21 x 29,7 centimètres ? Par ailleurs, qui n’a pas eu l’occasion de constater les différences qui peuvent exister entre l’affichage à l’écran et l’impression d’un même document ? Enfin, la formule masque le fait que les icônes du « bureau » tout comme la barre de menu et le fond d’écran ne s’impriment généralement pas sauf si l’on procède à une photographie d’écran, action peu courante car elle n’est pas proposée au menu ; il faut connaître le « raccourci clavier » qui permet de l’obtenir...

Quand on parle d’interface graphique, un autre acronyme est parfois employé. Il s’agit des initiales WIMP pour Windows, Icons, Menus, Pointer. Plus descriptif, cet acronyme a le mérite de rappeler les quatre éléments qui constituent les fondations de toute architecture graphique, c’est-à-dire la partie émergée du système d’exploitation.

Nous avons déjà évoqué la question des icônes (Icons), des menus (Menus) et de la souris (Pointer), intéressons-nous maintenant aux fenêtres (Windows). Les fenêtres et le multi-fenêtrage constituent des formes spécifiques aux univers informatique et multimédia. Ainsi, David Cohen étudie « les partitions de l’écran »402, mode d’affichage qu’il estime caractéristique du multimédia, envisageant la question de ses conséquences possibles sur notre « lecture du réel » notamment du fait des limites imposées par le format de l’écran et de ses partitions. À la surface de nos écrans se superposent cadres et fenêtres, fichiers et dossiers s’emboîtent. L’espace de l’écran n’est jamais intégralement dédié à un seul type de donnée ; des éléments de natures différentes sont systématiquement en co-présence. Le mode d’affichage de l’écran informatique implique nécessairement une fragmentation, un partage de l’espace. Emmanuël Souchier parle d’ailleurs d’une « poétique de l’encadrement et de la mise en abîme »403.

Dans le but de répondre à notre question initiale qui était de tenter de comprendre l’influence que pouvaient exercer les interfaces graphiques des systèmes d’exploitation sur la conception et la consultation de la presse en ligne, reprenons quelques-unes des caractéristiques précédemment évoquées :

En conclusion, comment pourrions-nous définir « les spécificités rhétoriques de l’écrit d’écran », pour reprendre le projet d’Emmanuël Souchier404 ? De l’avis général, les interfaces graphiques des systèmes d’exploitation des micro-ordinateurs ont contribué à la « démocratisation » de l’accès à l’informatique et par conséquent à son développement. L’outil est devenu plus séduisant parce que plus proche, moins abstrait dans sa manipulation, et flatteur par le pouvoir qu’il semble concéder à l’utilisateur. Mais ce pouvoir est limité par les différents cadres du dispositif et par la pré-programmation des actions possibles. En ce qui concerne le cas plus précis de la presse en ligne, le « format utile » qui de toute évidence est bien inférieur au format d’une page type de la presse quotidienne imprimée impose de reconsidérer les savoir-faire passés en matière de mise en page.

Par ailleurs, les interfaces graphiques se sont imposées et avec elles, certaines de leurs spécificités sont devenues incontournables. Tout contenu présenté sur un écran informatique doit désormais pouvoir être manipulé (défilement, ajustement de la fenêtre, mais aussi enregistrement et archivage, copie partielle, impression etc...) ce qui place ce type de documents aux antipodes de ceux que produisent généralement les médias de masse. Envisager les possibles actions du lecteur-usager ou du « lectacteur »405 de la presse en ligne est une démarche radicalement nouvelle pour les professionnels de l’information journalistique. Mais l’influence du dispositif ne s’arrête pas là. Emmanuël Souchier parlait de mise en abîme ; voyons donc désormais le niveau suivant de notre étude du dispositif informatique, niveau constitué par les logiciels.

Notes
392.

Sur des systèmes professionnels de taille importante, il existe d’autres systèmes d’exploitation et notamment Unix. Compte tenu de notre position de départ qui consiste à affirmer notre condition d’utilistateur “moyen”, absolument pas expert en matière de technologie informatique, nous faisons le choix de restreindre notre étude aux seuls systèmes réellement “grand public” que sont Windows et Mac OS (Operating System).

393.

Concept développé par SOUCHIER Emmanuël, qui concerne une nouvelle forme d’écriture, nouvelle combinatoire confrontée à la pluralité des signes multimédias. « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture et informatique », Communication & Langages, n° 107, 1er trim. 1996, p. 105-119

394.

SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet », op. cit., p. 411

395.

ROBERT Pascal, « Le MOTIF : de l’informatique comme moteur d’inférence et de gestion de formes », op. cit., p.6

396.

Cité par MEINADIER Jean-Pierre, L’interface utilisateur, pour une informatique plus conviviale, Dunod, 1991, p.18

397.

MEINADIER Jean-Pierre, ibid, p.18

398.

POULAIN Georges, Métaphore et multimédia, concepts et applications, La documentation Française, Paris, 1996, p.30

399.

MEINADIER Jean-Pierre, L’interface utilisateur, pour une informatique plus conviviale, op. cit., p. 71

400.

MEINADIER Jean-Pierre, ibid, p. 71

401.

le format A4 correspond aux dimensions suivantes : 21 centimètres de hauteur ou de largeur sur 29,7 centimètres. Le format A3 correspond au double du format A4 soit : 42 centimètres de hauteur ou de largeur sur 29,7 centimètres.

402.

COHEN David, « Interfaces interactives : les partitions de l’écran » in Écrit, image, oral et nouvelles technologies. Actes du séminaire, 1995-1996, op. cit., p.156-175

403.

SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet », op. cit., p. 402.

404.

SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet », op. cit., p. 402.

405.

Terme créé par Jean-Louis Weissberg pour désigner la nouvelle posture du lecteur-utilisateur d’un document hypermédia. WEISSBERG Jean-Louis, « Auteur, nomination individuelle et coopération productive » in Solaris, n°7, déc. 2000 / janv. 2001, p. 5, texte consulté le 18 juin 2001 à l’adresse : http://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/d07/7weissberg.html