b) Un site Web : quel territoire ?

Comme le choix du terme l’indique, un site Web intègre une dimension spatiale ; que sa constitution soit plus ou moins dématérialisée n’y change rien. Tout comme un livre, un site Web apparaît bien comme un territoire, un espace éditorial dans lequel on pénètre le plus souvent, par ce qu’il est convenu d’appeler la page d’accueil. Puis, au sein du site, on se déplace, passant de page en page en fonction des choix qui sont proposés. À tout moment, on peut aussi décider de quitter le site en revenant à son point de départ (soit la page paramétrée pour s’afficher à l’ouverture du logiciel de navigation), en retournant sur un site visité quelques « clics » auparavant (grâce au menu « aller à » qui conserve la trace des différentes pages consultées), ou en activant un lien hypertexte qui commande l’affichage d’un document édité par un autre. Les deux premières options appartiennent intégralement à l’usager, le concepteur ne pouvant l’empêcher d’utiliser les fonctionnalités du logiciel de navigation (il peut cependant tenter de le retenir le plus longtemps possible grâce à une offre de qualité). Le changement de site, perçu comme une sanction n’a pourtant rien de très original : le téléspectateur change de programme ou éteint son poste de télévision, le lecteur referme son livre ou son magazine etc. Ce qui appartient en propre à l’univers du Web, c’est bien entendu la dernière option qui consiste à quitter le site à partir d’un lien hypertexte disposé par les éditeurs eux-mêmes. La présence de liens de ce type, leur choix et leur gestion constitue un nouvel objet de réflexion pour les éditeurs de contenus.

La question première concerne la seule présence de liens hypertextes permettant un accès à d’autres territoires éditoriaux. Le refus de toute possibilité de franchir les frontières d’un site est l’apanage de ceux qui fonctionnent de façon autonome sans qu’il soit fait référence à autrui, à ailleurs, autrement... On y trouve des sites non commerciaux (espaces personnels d’expression, sites d’administrations) mais aussi des sites d’entreprises conçus comme des univers promotionnels qui ne souffrent en leur sein, aucune concurrence. À l’opposé, la presse, comme tous les médias de masse est un intermédiaire et, en tant que tel, elle est régulièrement appelée à citer, à faire référence... Comme pour tous les médias de masse, le financement de la presse passe inévitablement par la publicité. Rien de surprenant donc, si les sites de presse ne peuvent se permettre d’être complètement clos sur eux-mêmes. Une fois que le nombre et le genre des liens qui permettent de sortir du site sont définis par les instances de l’édition en ligne habilitées à prendre ce type de décisions stratégiques, il appartient au concepteur graphique du site (ou plus généralement au Web designer) d’en assurer la gestion : emplacement, surface, cadres formels au sein desquels prendront place les pages externes demandées, etc.

Avant de travailler sur l’absence ou la présence de cadrage formel des pages « étrangères » accessibles à partir du site de presse, voyons de quelle nature sont ces ouvertures proposées. En premier lieu, il faut mentionner la publicité. Son importance d’un point de vue économique impose de lui octroyer un espace significatif : une surface relativement importante (compte tenu de la surface de l’écran) et un emplacement qui donne le plus de chance aux annonces d’être vues. En ce qui concerne la conception de ces annonces (qui conditionne aussi leur visibilité et leur impact), il existe deux modes de fonctionnement très proches de ce qui se pratique déjà pour l’édition imprimée. Soit l’annonceur travaille avec une agence de communication (ou des graphistes indépendants) et le site intègre la bannière à ces pages sans aucune autre forme d’intervention, soit l’annonceur demande au journal de lui confectionner son annonce. Sans nous engager dans une étude de la publicité en ligne, notons toutefois que la surface des bannières est très limitée au regard des imposants formats de la presse tabloïd par exemple. Les deux ressorts essentiels consistent dès lors à proposer des produits à des prix très attractifs ou à éveiller la curiosité de l’internaute. La bannière publicitaire est un espace d’appel dont l’objectif essentiel vise à faire venir l’internaute sur le site de l’annonceur : il y trouvera le produit bon marché, les réponses aux questions qu’il se pose et bien plus encore...

Un autre type d’ouverture sur l’extérieur concerne la présence négociée de certains liens hypertextes. La négociation porte bien entendu sur les termes de l’échange : en contrepartie d’une citation avec possibilité d’accéder au site dont il est question, le site de presse demande parfois de l’argent, parfois une citation réciproque, ou à l’inverse il sera obligé de rémunérer les éditeurs du site cité. Dans le cas où le site de presse perçoit des revenus liés à la présence de liens hypertextes, ceux-ci concernent généralement des annonceurs recherchant tout à la fois la visibilité et la crédibilité, usant d’une forme de publicité qui ne s’affiche pas comme telle. (voir par exemple les liens sur le « Beaujolais » qui conduisaient sur le site du négociant Georges Duboeuf en page d’accueil du site du Progrès en 1997). Cette technique n’est pas sans rappeler les méthodes des agences de relations presse qui fournissent, pour le compte de leurs clients, une part toujours plus importante des contenus de la presse imprimée en refusant d’être assimilé à de la publicité... Dans le cas où le site de presse doit payer pour afficher un lien, il s’agit bien sûr d’agréger une offre qui apportera une plus value au journal (voir notamment les accès aux dépêches de l’AFP, aux bulletins météos de Météo France, etc.).

L’affichage de certains liens peut se faire à titre gracieux. C’est généralement le cas de l’accès aux sources ou à des sites permettant de compléter, d’approfondir l’information distribuée par le journal. Il peut aussi s’agir, tout simplement, d’apporter un service supplémentaire à l’internaute (l’accès au site Web de la ville par exemple ou aux horaires des avions au départ de l’aéroport le plus proche comme l’envisageait les personnes en charge du site Web de Lyon Capitale). Si la présence de ces références n’est pas immédiatement rémunératrice, elle apporte cependant une valeur ajoutée au site d’information : elle peut générer une augmentation du nombre de connexions mais surtout permettre de fidéliser les internautes, transformant le site de presse en un portail qui aura su se rendre indispensable (ce fut notamment le cas du site du Progres lors de la réunion du G7 qui se tint à Lyon)... Notons que de nouvelles formes de rémunérations apparaissent du fait de la traçabilité des connexions qu’autorise la technologie de l’informatique en réseau. Ainsi, un journal en ligne fera payer les connexions obtenues par un partenaire ou annonceur à partir de son site et réclamera des commissions sur les transactions réalisées (c’est encore une fois une pratique du site du Progrès avec certains de ses annonceurs, notamment un célèbre libraire et un magasin de matériel photographique). Il a aussi été question de moduler le tarif des insertions publicitaires en fonction du nombre de « clics » comptabilisés sur les bannières (tarif minoré si la publicité ne déclenche que peu de réactions, tarif augmenté si le succès, la visibilité et l’impact sont au rendez-vous)436.

La stratégie plus ou moins protectionniste des sites en matière de liens « ouverts » (qui sont autant d’échappatoires, de désertions possibles) se manifeste aussi dans la mise en forme de ses passerelles vers l’extérieur. Dans l’hypothèse de l’activation d’un « lien-passerelle », le site d’origine peut créer différentes formes d’encadrement de la sortie du territoire de départ. Les stratégies les plus fréquemment employées consistent à ouvrir une nouvelle fenêtre de navigation. La fenêtre du site d’origine n’est alors que partiellement occultée par la nouvelle ; sa simple présence sous-jacente rappelle à l’internaute son point de départ, l’origine de sa requête et lui donne le loisir d’y revenir très simplement. Certains sites, plus rares, imposent un cadre graphique, hérité de leur propre maquette, sur le contenu qui s’affiche à l’écran. La présence permanente du site initial semble indiquer que ce dernier est en partie responsable du discours qu’il présente. Cette stratégie, puissante visuellement parlant, peut s’avérer dangereuse et en tout cas contraignante dans la mesure où elle impose de garder un strict (et impossible) contrôle sur les discours ainsi encadrés. Il est bien sûr possible de n’imposer aucun cadre formel aux pages qui font sortir l’internaute de l’univers de discours dans lequel il évoluait précédemment.

Une fois encore, il apparaît que la gestion formelle du territoire d’un site Web constitue l’expression manifeste d’une réflexion d’ordre stratégique. Plus la cohérence graphique d’un site sera forte, plus la sortie du site devient évidente : les univers de discours sont clairement distingués, aucune confusion ou amalgame n’est possible concernant l’émetteur proclamé du discours. À l’inverse, un éditeur de site peut souhaiter paraître à l’origine de toutes les pages qui s’affichent à partir d’un lien activé depuis son site. Il imposera aux pages, un cadre graphique décliné de sa propre maquette. Entre la mise à distance et l’encadrement abusif, le système qui consiste à faire apparaître les pages demandées dans un nouvelle fenêtre présente des similitudes avec le code typographique qui consiste à placer entre guillemets un texte que l’on cite. La lecture des codes graphiques du Web, en cours d’élaboration, peut ainsi nous renseigner sur ce qui se trame dans le secret des bureaux des personnes en charge du développement de la presse en ligne.

Notes
436.

Cette pratique trop « évaluative » de l’efficacité des bannières n’est que rarement proposée par les gestionnaires de sites Web. Ils lui préfèrent le principe des « mille pages vues avec pub. ».