Au commencement, d’une façon fort commune à notre époque mais pas forcément anodine pour autant, le geste de mise sous tension électrique. Au démarrage, l’écran s’allume, fond gris, et au centre dans un rectangle, s’affiche le logotype du système d’exploitation sous lequel s’inscrit la petite phrase : « Bienvenue sur Mac OS » (OS pour Operating System). L’internaute en quelques secondes se voit signifier qu’il entre sur le territoire d’une marque commerciale régi par un système de gestion informatique qui lui est propre.
Arrêtons-nous quelques instants, sur la représentation emblématique du système d’exploitation Macintosh. Ce qui pourrait apparaître comme un détour inutile se justifie d’autant plus que l’affichage de ce logotype reste relativement longtemps à l’écran (la phase de démarrage est plus ou moins rapide en fonction de la puissance de la machine) et qu’il est présent chaque fois que l’utilisateur revient sur l’interface du « bureau ». L’image représente, de façon extrêmement stylisée, deux visages de profil, imbriqués de façon à n’en former plus qu’un, vu de face. Ce dessin, hautement symbolique, affirme le face à face et la complémentarité. Le visage, résultat d’une union graphique, présente un large sourire qui, par convention, constitue l’image du bonheur et de la satisfaction. Les deux parties qui forment ce visage sont de couleur bleue, mais l’une plus foncée que l’autre, ce qui peut être une façon de signifier la capacité d’intégration du système d’exploitation. Le produit s’adresse donc à tous ; il se met en scène, revendiquant une collaboration, une responsabilité partagée avec l’utilisateur de l’interface. L’ensemble prend place dans un rectangle, à l’italienne ; la ligne de partage déborde du cadre, créant une rupture, un refus de la rigidité et de l’enfermement.
Dans la second phase de démarrage, le fond prend des couleurs (le bleu) et le message de bienvenue est remplacé par l’annonce « démarrage en cours » accompagné d’une barre dont le remplissage progressif indique l’avancement des opérations. De façon simultanée, apparaissent en bas de l’écran, un certain nombre d’idéogrammes dont la signification n’est connue que de ceux qui se plaisent à installer dans les ordinateurs diverses applications, extensions et autres éléments additionnels. Chaque idéogramme apparaît dans une forme qui s’apparente à un élément de puzzle. Finalement, pour l’utilisateur, qu’importe la signification de ces petits dessins sans légende, nom ou explication pourvu que tous s’imbriquent et que l’ensemble fonctionne...
Après cette première phase dans mise en oeuvre du dispositif s’affiche l’interface graphique du bureau. Premier élément par sa taille, le fond d’écran, plus ou moins personnel, apparaît comme une sorte de papier peint décorant l’espace du bureau. La barre de menu située en haut et sur toute la longueur de l’écran se distingue en se réservant un fond blanc. Encadrés par les sigles de la société éditrice et du produit (à gauche la pomme multicolore de la société Apple 447, à droite « le visage aux deux visages » du système d’exploitation Mac OS) viennent se placer les titres des menus déroulants, l’inscription du jour et de l’heure et pour ce qui nous concerne, la représentation d’un petit téléphone à partir duquel nous pouvons activer une connexion sur Internet, via le réseau téléphonique. Tous les éléments situés dans cette zone de l’écran dissimulent un menu ou une option d’affichage. Il ne semble pas nécessaire de s’attarder sur le détail des fonctions proposées dans la barre de menu, fonctions auxquelles sont associés les raccourcis clavier correspondants. Ces dernières consistent essentiellement à agencer, organiser et présenter les données stockées dans l’ordinateur. Notons cependant que cet espace de bureau a un nom d’application, Finder, qui se trouve inscrit à côté du sigle du système d’exploitation. Finder du verbe qui signifie trouver en anglais et peut être pas si éloigné de la signification du terme photographique qui désigne le viseur... Le système d’exploitation se présenterait comme le moyen à utiliser pour parvenir à ses fins, outil à partir duquel on regarde, on vise, on dirige son regard ; outil de précision, outil qui canalise l’attention, l’énergie, le savoir faire. Il apparaît donc évident que le système d’exploitation, à travers le choix de son logotype et du nom de l’application, revendique fortement un rôle de co-construction, impose la notion de partenariat avec l’utilisateur.
En surimpression sur le fond d’écran, se trouvent des icônes dont les principaux sont la triste boite rectangulaire représentant le disque dur, la corbeille, les périphériques, sans oublier quelques inévitables dossiers et fichiers en attente de classement. Sans nous engager dans une analyse sémiologique poussée de ces signes iconiques qui encombrent la surface de l’écran, notons cependant la possibilité pour l’utilisateur de choisir le nom qu’il souhaite donner à chacun d’entre eux, le soin apporté à représenter reliefs, à simuler la présence d’une source lumineuse qui crée des ombres portées et des dégradés de couleurs... L’univers du bureau informatique recherche le réalisme, soigne les détails, manière de séduire et d’impressionner l’utilisateur. Mais le point le plus important à nos yeux se situe au niveau du marquage des fichiers par la « griffe » des logiciels qui ont été utilisés. Il ne semble pas exister, à notre connaissance, d’autres objets d’usage courant où l’outil employé à leur création ou leur manipulation est à ce point mis en avant, revendiquant clairement un rôle de co-production, appliquant sa signature sur le document.
En bas, à droite de l’écran, se trouve une sorte d’amorce de quelque chose que l’on ne voit pas. Il suffit de cliquer dessus pour faire apparaître une nouvelle barre de menus qui correspondent à divers réglages (choix de la définition de l’écran, du volume sonore, choix d’imprimante...). Avant même d’avoir ouvert un quelconque logiciel d’application, la surface de l’écran regorge de signes linguistiques ou iconiques qui sont des façades actives ou plutôt activables par l’utilisateur. Certaines donnent accès aux divers menus et sous-menus, d’autres révèlent la liste des sous-dossiers et des fichiers contenus, d’autres encore donnent accès aux documents.
Avant de passer à l’étape suivante dans le but de consulter la presse en ligne, ouvrons rapidement le disque dur, espace essentiel du fonctionnement du système d’exploitation et lieu passage incontournable pour accéder à la plupart des données stockées dans l’ordinateur. À la suite d’un double-clic sur l’icône en question, se déploie un cadre, une fenêtre du « cadre-système » pour reprendre la terminologie employée par Emmanuël Souchier448. Si l’on essaie de manipuler cette fenêtre et le contenu qu’elle révèle, on s’aperçoit que l’on peut aisément en modifier la forme. Le cadre est redimensionnable. Les deux petits carrés en haut à droite représentent des boutons sur lesquels la pression d’un simple clic de souris déclenche une action : soit la quasi-disparition de la fenêtre, seul le bord supérieur et horizontal qui présente l’avantage de laisser visible le nom de ce contenant étant alors conservé ; soit la réduction partielle, la largeur de la fenêtre étant diminuée pour laisser apparaître les icônes du bureau alignés verticalement à droite de l’écran. Sur le coin inférieur droit, le dessin simule un relief qui rappelle les surfaces antidérapantes, signifiant que le cadre peut être saisi à cet endroit ce qui permet de choisir le format que l’on souhaite lui donner (sans aucune contrainte en matière de rapports de proportions).
À l’intérieur, le contenu se présente comme un tableau : la largeur des colonnes peut facilement être augmentée ou rétrécie ; la hauteur du tableau dépend du nombre de lignes qui, lui-même dépend du nombre de dossiers et de la possible ouverture de certains pour rendre visible les fichiers qu’ils contiennent. À l’intérieur de cette fenêtre, se présente au regard de l’utilisateur, une liste plus ou moins longue, plus ou moins détaillée (selon que les dossiers sont ouverts ou non) ; quelque chose comme une table des matières, la représentation d’une arborescence dynamique, à partir de laquelle il est possible de classer, déplacer des fichiers etc.
Il est particulièrement intéressant de noter la présence de multiples repères, d’outils donnés pour permettre à l’utilisateur de se représenter mentalement la totalité pourtant invisible à l’écran et de se situer par rapport à celle-ci. Les deux inconvénients majeurs de l’écran sont sa petite surface qui n’autorise qu’une visibilité partielle des listes, documents etc., et un affichage par superposition des documents, toute nouvelle fenêtre cache, fait disparaître visuellement la précédente. Pour se repérer, le système d’exploitation inscrit au centre du bord supérieur de la fenêtre le nom du dossier. Tout de suite en dessous, est annoncé le nombre de documents accessibles directement et qui correspond en réalité au nombre de lignes de la liste. Le nombre varie si l’on détaille de plus en plus le contenu des dossiers et sous-dossiers. À ce nombre est associée la mention du volume total des données en octets, ou plutôt méga-octets, giga etc...
Les larges bords du cadre permettent aussi une forme de repérage et de circulation dans la liste. Le bord inférieur et le côté droit du cadre sont conçus comme des sortes de glissières contenant un genre de bouton-poussoir de couleur appelé des « ascenseur » dans le jargon informatique. Initialement, ces petits boutons carrés permettaient de faire défiler le contenu de la liste pour qu’apparaissent à l’écran les données recherchées. Plus récemment, les ergonomes et designers des systèmes d’exploitation ont donné une longueur variable à ces ascenseurs. Cette dernière indique en proportion ce que représente le volume d’informations présentes à l’écran par rapport à la totalité de la liste. On sait désormais si la majeure partie des éléments est cachée, si ce qui est à l’écran ne constitue qu’un dixième du volume total ou si seules quelques lignes n’ont pas trouvé la place pour se rendre visibles.
Pour l’utilisateur, l’environnement du système d’exploitation se présente de façon agréable et rassurante, associant une petite illustration ou icône à chaque fichier, dossier ou application. Par ailleurs, l’interface propose des moyens permettant à l’usager d’imaginer ce qui justement ne peut figurer à l’écran. On lui indique par exemple, ce que représente la partie visible du fichier par rapport à celle qu’il ne voit pas. Il s’agit alors de recréer mentalement l’importance d’un dossier en effectuant une simple opération de déduction. Même s’il s’agit toujours d’apporter plus de visibilité, plus de repères visuels qui permettent de se situer, de s’orienter à partir d’un rapide coup d’oeil, les processus cognitifs que cela suppose impliquent une capacité à l’abstraction. Nous revenons plus loin sur la présence et l’apport de ces outils de repérages qui ont été repris par les concepteurs de logiciels.
Il faudrait prendre le temps d’analyser aussi la symbolique de ce logotype. La pomme, fruit populaire et simple, fruit défendu, promesse de plaisirs interdits. Erich Fromm analyse notamment comment à partir de la transgression de l’interdit divin, Adam et Ève accèdent à la condition de l’ëtre humain, étape qui passe par l’affirmation de soi et l’acte de s’opposer. FROMM Erich, Vous serez comme des dieux, Bruxelles, éd. Complexe, 1975 (éd. originale au Canada et aux USA en 1966), 213 p.
SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet” », op. cit., p. 404