b) L’environnement du logiciel de navigation.

Comme l’indique très justement le terme employé par les utilisateurs de Windows, l’interface graphique du système d’exploitation est un environnement que les utilisateurs ne quittent jamais complètement. Il constitue un espace englobant à partir duquel l’utilisateur choisit d’accéder au sous-univers du logiciel d’application. Pour consulter la presse en ligne par exemple, une fois l’interface du système d’exploitation affichée, l’utilisateur doit ouvrir son logiciel de navigation. De façon quasiment simultanée, l’ouverture du navigateur commande la connexion au réseau Internet. Si l’ordinateur est connecté de façon permanente au réseau comme c’est le cas à l’université, la mise en oeuvre des procédures d’accès est invisible pour l’utilisateur. Sinon les étapes successives de la connexion seront généralement détaillées à l’écran, parfois accompagnées des diverses tonalités si le modem n’est pas intégré à l’unité centrale (composition du numéro du fournisseur d’accès, recherche de la ligne, sonnerie, sifflement etc...). Dans le même temps, à l’écran, le logotype du logiciel apparaît, s’affichent successivement en dessous des mentions concernant le copyright, les modalités d’utilisation, etc., plus ou moins lisibles selon la taille des textes et leur temps d’affichage.

Parfaitement intégré à la mythologie du réseau planétaire, le logotype du logiciel de navigation Internet Explorer est constitué d’un « e » minuscule, de couleur bleue, au tracé très fermé de façon à se rapprocher le plus possible de la forme d’un disque autour duquel un anneau s’enroule. La référence au globe terrestre (« la planète bleue ») et plus largement aux planètes de la galaxie est évidente. L’anneau suggère aussi la trace d’un mouvement rapide comme on représente parfois la trajectoire d’une fusée ou d’un bolide.

Assez rapidement ensuite, s’ouvre une nouvelle fenêtre qui vient se loger sous la barre de menus du logiciel et ses nombreuses barres d’outils. C’est ce qu’Emmanuël Souchier appelle le « cadre logiciel de l’effectuation »449. À première vue, il semble que ce nouvel univers vient se substituer à celui du système d’exploitation, le faisant disparaître. En effet, les menus déroulants changent, la représentation du logotype du logiciel remplace celle du système dans le coin supérieur droit de l’écran. Mais le bureau reste présent en toile de fond. La pomme multicolore d’Apple demeure, le design des fenêtres appartient à l’interface du système, et à côté de ces dernières dans la mesure où elle n’occupent pas tout l’écran, apparaissent les icônes des documents laissés sur le bureau ainsi que le fond d’écran...

La présence de multiples barres d’outils constitue probablement le fait le plus marquant de l’environnement du logiciel de navigation. Quiconque maîtrise un peu le logiciel sait que ces barres peuvent s’afficher ou disparaître au gré de l’utilisateur. Mais il demeure que les diverses barres imposent par défaut, leur présence massive à l’écran.

Ce que le logiciel nomme la « barre des boutons » est une retranscription sous forme d’icônes des fonctions principales (imprimer, retour en page d’accueil, retour sur la page précédente) auxquelles s’ajoute le sigle Internet Explorer, répété pour la deuxième fois dans la page. La proximité de ce dernier avec celui de la barre de menu principale amplifie encore l’effet de redondance. La « barre d’adresses » comme son nom l’indique, permet d’inscrire l’adresse des pages demandées puis affiche celle des pages consultées. La « barre des favoris », en principe, devrait rendre visible les dossiers contenant les adresses volontairement mémorisées par l’internaute. En réalité elle présente avant tout des adresses de sites liés aux fabricants de l’interface système et du logiciel. On y trouve donc les dossiers « Sites Web de Microsoft », « MSN Web Sites450 », « Apple », « Apple store » ou d’autres encore selon la version du logiciel. Cette barre n’est d’aucune utilité à l’internaute ; elle constitue essentiellement une nouvelle forme d’affichage publicitaire des acteurs industriels. La « barre d’état » horizontale mais en bas de l’écran fournit des indications sur les actions en cours, les demandes de connexions, l’avancement du téléchargement etc. Elle donne le sentiment à l’internaute d’être tenu informé, elle retranscrit quelques données sur ce qui est logiquement invisible. Elle contribue à limiter l’impatience que procure le sentiment de subir sans savoir, permettant de prendre des décisions, de réagir et de garder la maîtrise même partielle de la navigation. La « barre explorateur » est placée verticalement sur le côté gauche de l’écran. Elle se présente sous la forme d’une série d’onglets parmi lesquels on trouve les rubriques « favoris », « historique », « rechercher », « album ». Choisir l’une d’entre elles génère l’ouverture d’une colonne, un nouvel espace de travail qui réduit la surface laissée libre pour la navigation.

Si nous prenons l’exemple extrême d’une connexion engagée à partir d’un ordinateur portable pas très récent, l’espace laissé libre à la consultation de pages Web alors que sont affichées toutes les barres d’outils est de 11,8 cm x 10 cm alors que la surface de l’écran (ou du « cadre objet ») est de 29 cm x 19,5 cm451. ! Le calcul est rapide, il reste aux pages Web pour s’afficher un espace correspondant à environ 40% de la largeur de l’écran-objet, et tout juste une moitié de sa hauteur ! Dans ces conditions, l’usager qui voudrait consulter la presse en ligne disposerait pour l’affichage de son journal d’une surface plus petite qu’un tirage papier de photographies de vacances (dont le format standard est de 10 cm x 15 cm) ! L’exemple choisi est volontairement extrême (la plupart des internautes disposent d’écrans de plus grande taille) mais il est la parfaite illustration de ce qui constitue le comble pour un dispositif : celui d’occulter l’information à laquelle il est censé donner accès.

Considérant la question de l’environnement au sein duquel l’usager évolue, l’encombrement visuel de l’écran est la première chose qui saute aux yeux... À partir de ce constat de surface, de forme, plusieurs remarques d’importance en découlent concernant le fonctionnement de cet environnement créé par le dispositif.

En premier lieu, la présence permanente des outils à l’écran affirme leur médiation nécessaire. Leur récente multiplication et leur omniprésence veulent convaincre qu’on ne saurait se passer des menus, des divers boutons, tous ces « signes-outils » qui, selon Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier constituent le paratexte de l’écrit d’écran :

‘« Le paratexte couvre l’ensemble des éléments fonctionnels (textuels ou iconiques) qui permettent la bonne gestion du texte ; la « barre d’outils » en est un bon exemple. Ces zones structurées à la manière d’un paratexte livresque, reçoivent des signes passeurs qui assurent une fonction instrumentale et permettent de « circuler » dans le texte lui-même. »452

Nous avons pu noter l’application des designers à tenter de donner relief, volume, jeu de matières et de lumières à ces signes fonctionnels, comme si le réalisme des représentations devait tout à la fois séduire par la qualité du rendu et compenser l’apparence lisse et plate de l’écran. La séduction est non seulement esthétique mais elle prend aussi la forme d’une promesse, celle du plaisir de pouvoir manipuler, celle de se voir placé devant un poste de pilotage qui vous invite à prendre les commandes.

La multiplication de ces « signes-outils » rend immédiatement visibles des fonctionnalités généralement accessibles dans les divers menus déroulants. Devenus visibles, il faut qu’ils soient aussi facilement lisibles. Or les représentations imagées ne sont pas sans équivoques. Il faudra du temps aux « signes-outils » de « l’écrit d’écran » pour se stabiliser, se sédimenter et devenir un véritable système de codes reconnu par le plus grand nombre. Aujourd’hui encore, les icônes et autres boutons apparaissent le plus souvent, accompagnés d’un ou plusieurs mots pour expliquer leur fonction, à la manière de la légende qui fait sortir l’image photographique de « l’à-peu-près » comme le souligne Walter Benjamin453.

Le paratexte s’intègre dans l’ensemble plus vaste d’un « architexte »454.

‘« Le texte est donc placé en abîme dans une autre structure textuelle, un architexte, qui le régit et lui permet d’exister. [...] Autrement dit le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture. »455

Au delà de la question du formatage, se pose bien sûr la question du pouvoir conféré aux concepteurs au niveau de la production du sens et de l’interprétation qui en est proposée. Faut-il considérer les différentes strates du dispositif comme autant de contraintes qui réduisent à néant la liberté du concepteur de contenu (notamment le journaliste ou l’entreprise de presse) tout comme celle de celui qui les consulte ? Par principe, la réponse nous semble par avance, devoir faire preuve de nuances. Nous trouverons matière à notre argumentation à partir de notre étude de corpus dans la partie suivante. Il demeure qu’au contact du dispositif technologique, le risque d’être dépossédé de sa créativité et de son sens critique est grand. Comme le prouve la puissance des discours prescripteurs, « Le Bluff technologique » 456 est opérant et le risque d’aveuglement qu’il présente ne doit pas être nié.

Certes, les signes-outils offrent à tous la promesse du plaisir de manipuler, de bricoler, mais le manque de visibilité et la fragmentation des contenus (petite surface et partition de l’écran, mise en abîme, occultation par tout nouvel affichage...) pose la question du difficile pouvoir de faire sens en production comme en réception... L’environnement du texte, surchargé de signes pourrait bien faire oublier le texte lui-même. La séduction des savoir-faire fonctionnels et l’illusion de pouvoir qu’ils procurent pourraient bien occulter la question du formatage des contenus proposés ou à tout le moins le partage de l’énonciation dont ils témoignent. L’imagerie associée à « l’écrit d’écran » donne pourtant une visibilité nouvelle à la polyphonie énonciative de l’énonciation éditoriale. Se côtoient à la surface de l’écran divers marquages, griffes et signatures de tous ceux qui contribuent à faire exister le texte et le revendiquent. Le dispositif de l’informatique communicante pose avec force la question des statuts, rôles ou places des différents acteurs impliqués.

À partir de notre analyse, nous allons à présent, tenter en guise de conclusion d’en synthétiser les apports pour définir, aussi précisément que possible, postures et rôles des acteurs principaux placés aux deux extrémités (soit de façon certes schématique, en production et en réception) autour du journal d’information en ligne.

Notes
449.

SOUCHIER Emmanuël, « Rapports de pouvoir et poétique de l’écrit à l’écran à propos des moteurs de recherche sur Internet” », op. cit., p. 404

450.

MSN pour Microsoft Network.

451.

Pour plus de précisions, l’ordinateur choisi pour l’exemple est un “Macintosh PowerBook 5300c” de chez Apple. L’écran mesure précisément 29 cm x 19,5 cm; la surface vitrée 21 cm x 16 cm; le cadre système qui est finalement le moins gourmand en surface, laisse libre un espace de 21 cm x 15,3 cm. Le cadre logiciel avec affichage de la barre explorateur non ouverte occupe près d’un tiers de la surface restée disponible en hauteur et offre un espace pour le contenu de 19 cm x 10 cm. Enfin, si l’on utilise une des fonctions de la barre explorateur, il ne reste in fine, que 11,8 cm x 10 cm pour l’affichage des pages Web consultées ! Si la page Web est elle-même construite à partir d’une partition de sa surface (frames), on découvre une situation aberrante où il est impossible d’accéder aux contenus, complètement occultés parle dispositif censé permettre son affichage !!!

452.

JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanuël, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », op. cit., p. 100

453.

BENJAMIN Walter, Essais 1, 1922-1934, op. cit., p. 168

454.

Ce concept d’architexte de l’écrit d’écran est emprunté à Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier qui font eux-mêmes référence à Gérard Genette tout en s’en distinguant. GENETTE Gérard, « Introduction à l’architexte », Théorie des genres, Seuil, Paris, 1986, 205 p. ; JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanuël, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », op. cit., p. 103

455.

JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanuël, ibid, p. 103

456.

En référence au travail de Jacques Ellul et aux craintes qu’il exprime concernant l’emprise du leurre technologique. ELLUL Jacques, Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988, 489 p.