b) Questions de mise en page

Même s’il nous a été donné de constater l’existence de pages aux dimensions imprécises et variées mais privilégiant l’axe vertical, cela nous autorise-t-il à assimiler la page web à la page papier ? La question est d’importance car d’après Jean-François Tétu :

‘« Le point de départ d’une analyse sémiotique de la mise en page est le fait que la page constitue un “plan”. Outre les deux dimensions de ce plan (l’axe horizontal et l’axe vertical), la distribution des caractères typographiques, des colonnes, des titres, des illustrations, etc., constituent “l’élévation dans le plan”, ou, si l’on préfère, sa troisième dimension, caractérisée par ce que Jacques Bertin a analysé sous le nom de “variables visuelles”.478 »479

Avant de poursuivre plus loin, il convient donc de s’interroger sur la nature de ce que l’on nomme peut-être par commodité, une « page web ». En réalité, celle-ci est tout d’abord un fichier informatique auquel son concepteur a défini des limites, des contours à l’intérieur desquels il va organiser, installer sa création ou les contenus qu’on lui demande de mettre en page. Cette page web qui existe sous la forme d’un fichier informatique ne nous intéresse qu’à travers ses différentes modalités d’apparition, de visibilité. Nous laissons donc de côté la question de son élaboration informatique, pourtant accessible facilement à partir des codes sources que tous les logiciels de navigation affichent si on en fait la demande. Pour Philippe Quinton,

‘« l’approche sémiotique des signes d’écrans va, sur le plan formel, au-delà de la surface visible et doit prendre en compte ce qui agit, en dessous ou en dehors, mais dans tous les cas en relation physique avec cette surface en 2D. »480

En accord sur le principe avec l’auteur, la question demeure de savoir ce que signifie réellement « prendre en compte »... Toute technique laisse une trace de son action sur l’objet qu’elle contribue à façonner comme le démontre fort justement Bruno Latour481. Nous avons vu au cours de l’étude du dispositif comment la technologie contribue, non seulement à faire exister la forme mais constitue un environnement qui jamais ne s’efface complètement. À présent, ce qui nous intéresse, ce sont moins les questions de fabrication que la « figure » au sens où l’entend Jean-François Tétu, soit une « forme perceptible par la vue » et la « figuration (rhétorique) de l’information »482.

La page web, même si elle n’est que partiellement visible à l’écran, prend tout au moins les apparences d’une page, d’une surface d’inscription délimitée en hauteur et en largeur. De fait, les deux dimensions du plan se retrouvent dans la page web lorsqu’elle se donne à voir sur écran ou sur des feuilles de papier. On imagine alors, que les variables visuelles y sont aussi présentes, contribuant à la création de cette « élévation du plan », de ce « relief » qu’analyse Jacques Bertin. Nous vérifierons l’utilisation de quelques-unes de ces variables visuelles quand nous analyserons la hiérarchisation et la mise en valeur des informations à partir d’un travail graphique basé sur la différenciation grâce aux jeux sur les proportions, les contrastes, les ruptures.

Dans les pages web se manifeste une dimension supplémentaire à celles déjà énoncées au sujet de la page de papier (axe vertical, axe horizontal et « relief »). Les signes témoignant de cette quatrième dimension en quelque sorte (sans rapport avec celle de la science-fiction !) sont ces « signes passeurs » définis par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier483, auxquels il a déjà été fait référence au cours de l’étude du dispositif de la presse en ligne. Ces signes constituent la partie émergée du lien qui lie la page à une autre et au sujet desquels Philippe Quinton, considérant leurs différentes modalités d’existence, précise :

‘« Le noeud est un programme informatique qui caractérise un objet graphique matérialisé visuellement à l’écran avec ce que l’on nomme “icône”, “URL”, ou “lien hypertexte”, etc. Cet objet “instancié” informatiquement est doté de propriétés et de modalités d’action autonomes. C’est lui qu’on voit à l’écran et pas le lien. Le lien n’a pas de visibilité graphique, c’est une adresse.484 »’

Par commodité, dans cette étude, nous employons parfois en lieu et place de « signe passeur » le mot « lien », devenant un terme générique pour nommer tous les signes activables manifestant la possibilité d’appeler une page autonome, possédant une adresse déjà constituée et non une page provisoire, construite par un robot qui affiche le résultat d’une recherche automatisée.

Ces signes passeurs constituent tout à la fois la trace de l’existence d’un ailleurs invisible, la porte qui peut y conduire et le moyen d’y accéder. La découverte de ce qui se cache derrière la promesse demande que l’on fasse un geste, celui de cliquer, pour commander l’affichage du document répondant à l’adresse sous-jacente au signe passeur. Il faut donc s’engager pour découvrir ce que le lien ne peut que promettre de façon succincte et imparfaite. C’est pourquoi nous considérons que la quatrième dimension des pages web est constituée par l’hypertextualité envisagée comme une profondeur. L’hypertextualité implique le lecteur symboliquement, dans un mouvement (il « navigue », change de perspective en affichant un nouveau texte) et physiquement avec l’acte de cliquer par lequel il manifeste ses choix.

Par-delà le débat terminologique au sujet des noeuds et des liens, nous avons choisi d’appréhender la quatrième dimension de la page web en premier lieu par l’étude des signes inscrits à la surface de l’écran, envisagés comme autant de promesses concernant l’existence d’un intérieur situé au-delà, d’une profondeur à découvrir. En second lieu, nous questionnons les relations entre le signe et la page appelée. Cette étude a pour but de vérifier l’hypothèse selon laquelle il existe un différentiel significatif entre les promesses de la navigation et la réalité des parcours de lecture programmés par les éditeurs. Cette nouvelle dimension de la mise en page peut être envisagée à partir de nombreuses manières qui toutes, contribueraient à mieux la cerner. En ce qui nous concerne, nous faisons le choix de rester sur le questionnement de la forme, envisagé dans deux dimensions essentielles : l’apparence de ce qui se donne à voir mais aussi son organisation, son agencement.

Avant de commencer notre analyse de la maquette des sites de presse du corpus, précisons quelques-uns de nos choix méthodologiques. Tout d’abord, nous avons, une fois encore, privilégié la page d’accueil des sites du corpus considérant que l’identité visuelle d’un site dont la maquette constitue un élément fondamental s’affiche en premier lieu sur cette dernière. Par ailleurs, ayant noté le caractère plus soigné de sa construction graphique, il nous semble préférable de commencer par ce à quoi l’éditeur est supposé porter une attention toute particulière Nous nous sommes attachée à repérer l’existence d’espaces distincts, récurrents sur la majorité des pages d’accueil des sites du corpus. Nous avons noté la présence de certains éléments (image, texte, publicité, dossier, etc.) présents au sein de ces différents espaces nous permettant de les caractériser, de comprendre leur fonction dans l’organisation des contenus.

Nous avons aussi procédé au repérage puis au compte des liens hypertextes et autres signes activables au sein de chacun des espaces définis. Ainsi nous avons considéré (et compté) tous les signes (textes, images, boutons, etc.) qui, si on les active, vont commander l’affichage d’une nouvelle page. Quand le même lien est activable à partir d’une image et d’un texte : il a été compté deux liens, y compris s’il s’agit d’un pictogramme associé au texte. Même s’ils paraissent indissociables, ce sont deux surfaces sensibles distinctes qui sont offertes à l’utilisateur, à partir de codes graphiques différents485.

Avant de donner les résultats de cette recherche sur l’architecture des pages d’accueil, il est à noter qu’aucune norme graphique ne permet le repérage des liens sans procéder à l’exploration de toute la surface de la page consultée. Certains textes soulignés ne sont pas des liens activables, de même que les couleurs utilisées pour écrire ne constituent pas nécessairement le signe d’une quelconque interactivité. Le seul moyen de repérage fiable consiste en une exploration minutieuse de toute la surface du document pour découvrir les items sensibles grâce à la transformation du curseur sur l’écran en une petite main dont l’index pointe le signe passeur. Fréquemment, mais pas de façon systématique, le texte change de couleur au passage du curseur. À cette exploration de surface, il faut ajouter l’attention portée à l’affichage de la « barre d’état » en bas de la fenêtre ouverte par le logiciel de navigation. Ainsi, chaque fois que le curseur passe sur un signe activable, l’adresse sous-jacente s’affiche. L’opération consistant à compter les liens actifs sur la surface de la page nécessite donc de travailler sur des fichiers informatiques enregistrés correctement. C’est la raison pour laquelle nous avons dû écarter certaines pages d’accueil ainsi que nous l’avons précisé au début de cette partie (en cas d’enregistrement défectueux, les pages imprimées ne sont pas suffisantes pour le repérage des liens). Parmi les sites ponctuellement évincés, notons que la mise à l’écart du Républicain Lorrain, de L’Humanité et de La Presse de Tunisie n’est pas le fait d’un problème d’enregistrement, mais concerne la différence radicale de mise en forme et de fonction attribuée à la page d’accueil qui rend impossible toute comparaison avec les autres pages du corpus.

Notes
478.

BERTIN Jacques, La graphique et le traitement graphique de l’information, Paris, Flammarion, 1977, plus particulièrement le chapitre “Sémiologie de la graphique” p. 176-232. Jacques Bertin qui n’aborde pas spécifiquement la question de la presse dans son travail, distingue huit variables qu’il répartit en deux catégories: les variables de l’image (constituées par les dimensions du plan, la taille et la valeur) et les variables de séparation (le grain, la couleur, l’orientation et la forme). Sans reprendre point par point l’étude de la graphique d’après Jacques Bertin, ces catégories intéressent toute étude ayant trait à la la mise en forme graphique. Nous y feront référence ponctuellement.

479.

MOUILLAUD Maurice, TÉTU Jean-François, Le journal quotidien, op. cit., p; 56

480.

QUINTON Philippe, « Entreprise et réseaux : quels objets sémiotiques? », communication lors du 3ème colloque « Sémiologie en Entreprise », organisé par OFC Interactives, EDF et le Centre d’étude de l’écriture (Paris 7), 28 et 29 mai 2001, Paris, Palais du Luxembourg. Actes à paraître fin 2001.

481.

LATOUR Bruno, « La fin des moyens », op. cit., p. 41-56.

482.

MOUILLAUD Maurice, TÉTU Jean-François, Le journal quotidien, op. cit., p. 56

483.

JEANNERET Yves, SOUCHIER Emmanuël, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », op. cit., p.100

484.

QUINTON Philippe, « Entreprise et réseaux : quels objets sémiotiques? », op. cit.

485.

Le tableau qui présente l’architecture de la page d’accueil et le compte des liens peut être consulté en annexe 14.