2. Après la page d’accueil : la maquette constitue-t-elle un cadre énonciatif pour les pages “intérieures” ?

Pour cette étude de la maquette des pages du deuxième niveau si l’on raisonne en termes d’arborescence, nous avons travaillé sur le site du journal espagnol El País. Nous l’avons choisi pour ne pas prendre en exemple, de façon systématique, des sites américains et parce qu’il figure parmi les réalisations majeures en Europe selon les dires de Charles de Laubier, journaliste au journal Les Echos, qui a réalisé une importante étude sur la presse en ligne en Europe492. Rappelons qu’un travail sur la totalité des sites du corpus n’est pas envisageable compte tenu du nombre de liens placés en page d’accueil par les journaux en ligne. Par ailleurs, la lenteur des connexions sur certaines pages ou peut-être simplement certains jours gêne considérablement ce type d’entreprise... Malgré tout, l’étude des autres sites du corpus, même moins systématique, confirme très largement les résultats obtenus493.

Plusieurs niveaux d’encadrement graphique ont été relevés en fonction du respect plus ou moins important de la maquette de la page d’accueil sur les pages suivantes. La première impression qui se dégage d’une phase d’observation dite « flottante » sera celle d’une grande variété et d’un manque certain d’homogénéité graphique. Mais une étude plus rigoureuse permet de vérifier l’existence d’un certain nombre de règles, une organisation, qui loin d’être anarchique témoigne en réalité de décisions stratégiques réfléchies. Pour les besoins de l’observation, nous avons déterminé différents niveaux dans le respect de la maquette en pages « intérieures ».

Nous considérons que le premier niveau correspond à une forme de fidélité marquée en matière de « charte graphique » consistant à reproduire à l’identique, des éléments fondamentaux de la maquette placés aux mêmes endroits que sur la page d’accueil. Nous retenons comme essentiel à la maquette : l’en-tête composée du logotype du site et du menu horizontal qui lui est attaché, le menu de la colonne de gauche, le « bloc » de liens qui ferme la page, la reprise des espaces distingués en pages d’accueil, le respect des couleurs.

Sur un total de 151 liens, 45 donnent accès à des pages construites sur ce modèle respectueux de l’identité visuelle du site, marquant de façon certaine l’affirmation d’une responsabilité éditoriale sur les contenus. Les liens qui donnent accès à ce type de pages sont situés de façon significative à certains endroits particuliers de la page d’accueil. En premier lieu, ces pages sont accessibles à partir des liens du menu horizontal placé sous le logotype en ouverture. Ce menu horizontal reprend les rubriques traditionnelles de la presse imprimée : international, économie, sport, « people »...

Les pages d’articles dont les liens sont placés dans l’espace central du (au nombre de vingt) témoignent dans leur construction graphique d’un grand respect des marques de l’identité visuelle du site. Une seule page appartenant à ce premier niveau dans le respect de la maquette, est accessible à partir d’un lien situé dans la colonne de gauche de la page d’accueil. Il s’agit des informations météorologiques du jour. La mention de cette exception, loin d’être anecdotique, nous permet au contraire d’affirmer que les pages qui bénéficient d’un tel encadrement graphique, rigoureusement fidèle à la « charte graphique », sont les pages d’informations d’actualité, ce qui tend à prouver que l’éditeur revendique essentiellement le travail sur l’actualité. En dernier lieu, on retrouve des liens qui ouvrent les mêmes pages que celles auxquelles on accède par le menu horizontal en en-tête (on en dénombre huit).

Le dernier espace à partir duquel il est possible d’accéder à ces pages que nous qualifions de « conformes » aux orientations fondamentales du journal est l’espace de clôture du site dont nous avons déjà noté qu’il constitue une forme de signature. Les éditeurs choisissent souvent de répéter en clôture de page les liens importants des menus placés en en-tête ou en colonne de gauche. Il n’est donc pas étonnant de retrouver à cet endroit la répétition des liens qui ouvrent les pages correspondant aux rubriques principales du journal et de son site web.

Le deuxième niveau que nous avons défini concerne les pages qui présentent le logo du site en en-tête, l’ensemble des liens de clôture et au moins un des deux menus présents sur la page d’accueil (menu vertical de la colonne gauche ou menu horizontal). À notre grande surprise, ce cas de figure est tout à fait marginal puisqu’il ne concerne que 5 pages sur l’ensemble des 151 consultées. En réalité, ce qui fait défaut aux pages pour pouvoir rentrer dans cette catégorie, c’est la reprise d’un des menus de la page d’accueil. De fait, sur ces pages, l’accès aux contenus que l’éditeur semble pourtant revendiquer tout particulièrement est rendu plus difficile. Mais les choses sont plus complexes, ainsi que nous allons progressivement le découvrir.

Le troisième niveau de notre classification concerne les pages qui reproduisent au moins l’en-tête de la page d’accueil (sans le menu horizontal) et la clôture de page. Pas de menu dans cette option mais une double signature qui encadre les contenus. Il est intéressant de noter que ce modèle de mise en forme correspond plus spécialement aux pages en marge de l’information journalistique « classique », c’est-à-dire des pages de services (recherche, index, promotion de produits édités et commercialisés par l’entreprise, etc.). On y trouve quelques pages où sont regroupés les articles traitant de trois thèmes : « futur », « santé », « éducation ». La maquette de ces pages est différente des pages d’informations d’actualité comme pour distinguer ce qui n’est en quelque sorte qu’un recyclage d’articles à partir de regroupements thématiques. La dimension temporelle n’étant plus essentielle, l’éditeur semble vouloir leur créer une scène différente de celle réservée à l’information d’actualité. La dernière catégorie de pages concernées par ce troisième niveau de fidélité graphique à la maquette de la page d’accueil touche les pages qui mettent en scène l’interactivité du site : contacts, envoi de suggestions, contribution aux divers forums et débats en ligne. Les pages qui correspondent à ce niveau de respect de la maquette sont au nombre de 47. Les liens qui permettent de les afficher sont plus particulièrement situés dans la colonne de gauche, en fond de page et en clôture (à cet endroit il s’agit le plus souvent de la répétition des liens annoncés en colonne de gauche).

Le quatrième niveau de notre classification correspond à la seule reprise du logotype du site en en-tête. Ce choix de traitement graphique concerne les dossiers thématiques qui s’affichent longtemps en page d’accueil ou les suppléments hebdomadaires du journal imprimé. Ces pages donnent le sentiment de bénéficier d’une relative autonomie par rapport à l’instance énonciatrice principale. Les liens permettant d’accéder à ces pages ne semblent pas avoir d’emplacements prédéfinis.

Enfin, dernier niveau de notre classification, l’absence totale de rappels graphiques de la maquette de la page d’accueil. Ce niveau concerne, comme on l’imagine, les prestataires extérieurs soit les annonceurs publicitaires, soit des sites dont la présence peut servir l’image de l’éditeur (lien sur le site de l’OJD par exemple). Sur certaines de ces pages (au nombre de 34) le logo du site ou du journal est présent mais de façon discrète, à la manière dont on place celui d’un sponsor en bas d’une affiche. Aucune de ces pages n’est accessible à partir d’un lien placé en en-tête ou dans l’espace central de la page d’accueil ; la majeure partie de ces liens se trouvent relégués en fond de page et en clôture. L’absence de signes graphiques rappelant l’instance éditoriale ne signifie pourtant pas son absence totale. En réalité certaines de ces pages dispose d’une identité visuelle spécifique, formant une sorte de site dans le site, un espace éditorial différencié pour ne pas risquer de créer de confusion sur les territoires des uns et des autres. Ainsi, les pages « ciberpaís » traitent essentiellement des nouvelles technologies et plus particulièrement des jeux vidéos. Ces pages n’intéressent pas nécessairement le même public que celui des pages d’informations d’actualité, et puis leur tonalité « marketing » pourrait nuire à la crédibilité du journal.... Ces pages vierges de tout signe de responsabilité éditoriale permettent aussi de faire de la publicité pour certains produits édités par le groupe de communication qui possède tout à la fois le journal, la filiale multimédia et bien d’autres entreprises. Ne pas favoriser la compréhension du lien qui unit toutes les entités présentes d’une façon ou d’une autre sur les pages du site du journal participe d’une stratégie marketing bien connue qui consiste à occuper le terrain de façon relativement discrète pour ne pas risquer de provoquer un rejet des clients, des lecteurs devant tant de puissance affichée. Une pluralité de surface comme stratégie éditoriale ? Cela reste, bien entendu, à vérifier ; ce sera chose faite quand il sera question de la navigation au sein des sites.

Notons avant de conclure, que la totale disparition, au niveau deux de l’arborescence, de l’espace que nous avons appelé « fond de page » confirme l’importance de la page d’accueil au sein de laquelle tous les annonceurs veulent prendre place, et à partir de laquelle tous les contenus doivent être accessibles. La création d’un fond de page apparaît comme un compromis entre un affichage en bonne place (la page d’accueil) et la relégation dans un espace « fourre-tout » mal organisé, peu homogène et surtout que l’on cache à la vue immédiate de l’internaute.

Notons aussi que les éléments de la « charte graphique » les plus utilisés sont le logotype en tête de page, un ensemble de liens en clôture et le respect des couleurs. L’usage des couleurs se décline de deux manières essentielles : soit l’encadrement graphique respecte la maquette installée en page d’accueil et les couleurs seront elles aussi fidèlement reproduites, soit une relative autonomie se fait jour et dès lors, tout est possible en matière de couleurs. De la même façon, l’architecture récurrente des pages d’accueil, presque normalisée pourrions-nous dire, construite sur des espaces distincts, disparaît dans les pages intérieures du site sauf quand ces dernières respectent scrupuleusement la maquette.

Si la page d’accueil semble être l’émanation d’une instance éditoriale qui affirme sa capacité à rassembler et organiser tout à la fois la variété et la quantité des contributions, les pages « intérieures » apparaissent moins contrôlées, moins rigoureusement construites , moins marquées du sceau de cette instance éditoriale.

Dès lors, comment répondre à notre questionnement initial concernant la capacité de la maquette à créer un cadre énonciatif aux informations fragmentées et autonomes des pages intérieures ? Par cette réponse circonstanciée : tout dépend du niveau de responsabilité assumée par l’éditeur sur les contenus diffusés. Ainsi, les pages qui respectent fidèlement les codes de l’identité visuelle annoncée en page d’accueil n’auront aucun mal à être attribuée à l’instance éditoriale. La répétition des menus de rubriques et le marquage par un changement de couleur ou par une précision en toutes lettres de la rubrique au sein de laquelle l’information affichée prend place doit permettre à l’internaute, tout autant que dans une édition imprimée, de se repérer. Mais de toute évidence, le web est aussi un espace pratique pour expérimenter de nouveaux produits en matière d’information parce que peu onéreux en termes de production et de diffusion, parce que peu visible, et donc peu risqué. En l’absence de toute certitude concernant les résultats de ces expériences, les marques de l’énonciation éditoriale se font plus discrètes de façon à préserver l’image du journal qui reste le noyau dur de l’entreprise, le référent incontesté, source de notoriété et de crédibilité.

En conclusion, malgré la diversité voire l’hétérogénéité des pages « intérieures » il paraît exister une sorte de modèle type dans la construction d’une page d’accueil de site d’information d’actualité générale. Cette architecture particulière annonce un agencement des contenus en pages intérieures fidèle à la hiérarchie affichée par la plupart des journaux d’actualité générale. Cette architecture particulière ne ressemble en rien à celle des sites des administrations ou des entreprises qui proposent un tout autre type d’information.

À travers l’organisation structurée de contenus quantitativement importants, le journal en ligne annonce d’une certaine manière le rôle qu’il souhaite tenir parmi tous les producteurs d’informations et les usages qu’il imagine devoir être développés à partir de son offre.

Notes
492.

de LAUBIER Charles, La presse online en Europe ou la presse écrite face aux évolutions technologiques, aux mutations et aux transformations socio-économiques, http://www.scd.univ-tours.fr/Epress/index.htm . Dernière consultation août 2001. Ce rapport disponible sur le web dès 1999, a fait ensuite l’objet d’une édition dans la collection Que sais-je? des éditions PUF, n° 3582, intitulé La presse sur Internet.

493.

Le tableau concernant la récurrence des éléments fondamentaux de la maquette sur les pages du niveau 2 de l’arborescence du site du journal El País est placé en annexe 14.